ADAGE/PASS CULTURE : parlons éthique

Publié sur 13min. de lecture

Cet article liste et explique les graves soucis générés par la gestion de la part collective du pass Culture : atteinte à la liberté pédagogique des enseignant·es, complications inutiles et allant contre l’esprit de l’EAC, et surtout une sélection inadmissible des acteurs culturels par des commissions dont on ne sait rien.

La plateforme Adage, c’est quoi ?

Elle est devenue incontournable en collèges et lycées. Les enseignantes et enseignants y recourent pour déposer des projets et obtenir des financements. Ou bien ce sont des projets « clés en main » qu’ils peuvent y choisir.

Le « dispositif » le plus répandu sur Adage est lié à la part collective du Pass Culture.

Notons en passant que les budgets collectifs du Pass Culture ne sont pas disponibles pour les ados en hôpitaux ou IME ou autre structure pour handicapé·es… Oubli ? Bug ? En tout cas extrêmement problématique, puisqu’on parle d’éthique…

Part collective du Pass Culture : une « offre » culturelle… restreinte et filtrée

On hésite à parler de dispositif puisqu’il n’est porteur d’aucun projet en soi. Aucune plus-value, en l’occurence. Il s’agit davantage d’un budget disponible, attaché à un catalogue d’offres : une somme allouée par élève est mise en commun, à disposition des enseignant·es, pour financer un projet collectif d’Education Artistique et Culturelle (EAC), à partir d’une offre d’intervenant·es et de lieux culturels, mise en ligne sur Adage.

Pour financer la venue d’un artiste-auteur ou d’une artiste-autrice, de très nombreux établissements ne recourent plus à aucun autre budget que celui du Pass Culture, « parce qu’on a déjà du mal à payer le chauffage et l’électricité de l’établissement, alors la culture… », nous ont expliqué à de multiples reprises des enseignant·es. Il faut donc bien prendre en compte cette donnée : le Pass Culture est un budget vraiment bienvenu, mais en passe de devenir l’unique moyen de financer l’EAC, pour les collèges et les lycées.

Libre aux enseignant·es de choisir, parmi le catalogue d’offres postées par des professionnelles et professionnels de l’art et de la culture sur Adage, ce qui rentrera dans leur projet d’EAC, et ce qui sera le plus intéressant pour leurs élèves. 

Cela peut être une sortie au théâtre, à l’opéra, au musée, ou la venue en classe d’une écrivaine ou d’un plasticien… 

C’est l’enseignant·e qui inscrit cela dans son propre projet de classe, dans le cadre de sa liberté pédagogique, bordée par les programmes, le projet d’école, et sous le contrôle de son inspection. 

Article L912-1-1 du code de l’éducation : La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection.

Mais où est la liberté pédagogique quand le choix culturel est restreint par un catalogue filtré à différents niveaux, de manière totalement opaque ?

Car en effet, pour apparaître dans le catalogue d’offres du Pass Culture, pour ne parler que d’elles et eux, les artistes-auteurs et autrices doivent surmonter plusieurs difficultés et surtout, le plus choquant, plusieurs filtres.

1. Un empilement d’intermédiaires

Artistes-auteurs et autrices doivent d’abord partir à l’assaut de la plateforme Pass Culture Pro (on parle bien d’une 2e plateforme, en plus de la plateforme Adage). Il s’agit d’une interface entre les acteurs culturels et Adage : elle leur permet de rédiger une offre, qui sera ensuite postée sur Adage, pour être visible par les enseignant·es. 

Premier gros souci : pour le moment, les acteurs culturels n’ont aucun autre moyen qu’en passer par cette plateforme Pass Culture Pro pour obtenir le fameux « référencement » sur Adage. Pourquoi, puisque Adage n’est pas entièrement dédié au Pass Culture ? On devrait pouvoir se faire référencer sur Adage (id est : obtenir un référencement de l’Education Nationale, si tant est que cela soit indispensable, et il n’y a rien de moins sûr), sans avoir nécessairement à passer par le Pass Culture…

Cette plateforme Pass Culture Pro joue donc le rôle de structure intermédiaire entre Adage et les artistes-auteurs et autrices, sachant que Adage joue déjà le rôle d’intermédiaire avec les établissements. On en est donc déjà à 2 intermédiaires (2 plateformes) entre nous et les collèges et lycées…

Mais ce n’est pas fini, si ce référencement est trop lourd et long (effectivement, ça prend des mois, on va voir pourquoi plus loin), on nous propose, en attendant ou à la place, dans le monde du livre, d’en passer par les masterclass du CNL : c’est le CNL qui poste des offres, pour nous, au coup par coup, sur la plateforme du Pass Culture, pour aller plus vite. Et devinez ce qui a été imaginé pour ce faire ? Une troisième plateforme, oui oui ! Où nous devons remplir un formulaire, en plus de l’offre destinée à être postée sur Adage.
Adage + Pass Culture Pro + CNL.

Et hop, un troisième intermédiaire ! Et une troisième plateforme, donc.

Ah et puis il se murmure que les agences du livre pourraient aussi jouer ce rôle à l’avenir, en région. Pourquoi, n’est-ce pas, ne pas prévoir de multiples possibilités d’intermédiaires parallèles ? Avec de multiples plateformes certainement toutes différentes suivant les régions ? Cela ferait des dizaines et des dizaines de bébés plateformes puisque c’est si mignon. Et puisque tout ce qui se situe en-dessous de la pyramide est si solide et éthiquement parfait !

Pour que les choses ne soient pas mal interprétées, j’insiste sur le fait que les missions d’accompagnement et de soutien du CNL et des agences du livre sont précieuses et indispensables. Ce n’est pas remettre en cause tout le travail formidable qu’ils font que d’avancer que, dans ce cas précis, par pitié, stop, arrêtons tout et réfléchissons. Car c’est bien sur l’esprit de tout cela qu’il faut absolument se pencher avant d’envisager des rustines.

2. Un écueil philosophique

Cette plateforme Pass Culture Pro (tout comme la plateforme parallèle des masterclass) place les artistes-auteurs et autrices en situation de demandeuses et demandeurs. On en est réduits à poster une offre culturelle, ce qui fait penser assez fort à une offre commerciale. 

Pourtant, ce sont bien les enseignant·es qui nous demandent de venir en classe, non pas grâce à une quelconque offre alléchante, mais grâce à la qualité de nos oeuvres. Par conséquent, ce sont elles et eux qui nous demandent d’apparaître sur Adage, pour pouvoir financer notre venue. On obtempère pour elles et eux, et surtout pour les élèves. La mort dans l’âme, disons-le. On se sent un peu otages, et beaucoup d’entre nous, d’ailleurs, refusent de jouer ce jeu humiliant, ce qui réduit encore un peu l’offre d’EAC.

Il faut savoir que jusqu’ici, les enseignant·es nous contactaient après avoir repéré l’intérêt de notre oeuvre, nous discutions ensemble du déroulé de la rencontre, cosignions une convention puis, après la rencontre, nous envoyions notre facture à l’établissement (ou à Chorus Pro suivant les cas). Cela fonctionnait très bien ainsi, et tout était bien dans l’ordre dans lequel doit se penser l’EAC.

À savoir : la société privée Pass Culture a été épinglée en 2019 pour les « folles » rémunérations de ses dirigeants.

3. Problème éthique : on nous sélectionne !

Pour pouvoir utiliser ce budget collectif, le choix des enseignant·es se porte sur une portion très réduite d’artistes-auteurs et autrices : uniquement celles et ceux qui auront été autorisés à apparaître dans le catalogue, sur Adage.

Or là est le problème : pour y arriver, artistesautrices et auteurs se voient soumis à des sélections successives, au niveau de chaque intermédiaire (de chaque plateforme), sans aucune transparence, ni aucune justification.

Une première sélection est effectuée par une équipe du Pass Culture/Ministère de la Culture, afin de pouvoir créer le profil Pass Culture.

Une deuxième sélection est effectuée par une commission DAAC/DRAC/Education Nationale, afin d’obtenir un « référencement » qui permet d’apparaître sur Adage (comme une sorte de badge « Validé par l’Education Nationale »).

Une autre sélection en voie parallèle est effectuée par le CNL, pour décider qui peut participer ou non aux masterclass. Par exemple, refus des auteurs et autrices en auto-édition. C’est leur choix souverain, qui s’entendrait s’il s’agissait de définir des critères pour une bourse ou l’utilisation d’un budget spécifique. Mais là, on parle d’un budget qui ne transite pas par le CNL, et qui « appartient » aux élèves dès la 4e, bientôt dès la 6e, on parle bien de tous les élèves (normalement), et qui tend à financer l’ensemble de nos interventions dans les classes…

Aucun critère clair n’est porté à notre connaissance. Des critères sont-ils réellement donnés à ces différentes commissions (dont on ne sait rien non plus) ? Qu’est-ce qui nous prémunit des dérives ? Exemple de dérive : une académie a refusé le référencement de l’ensemble des auteurs et autrices, à cause d’une phrase mal interprétée dans le vademecum du pass culture. Que peut-il arriver encore d’autre ? Le mot « censure » nous vient à l’esprit, ce qui est à éviter à tout prix.

Il est tout à fait inadmissible que des commissions, quelles qu’elles soient, aient le pouvoir de décider quels artistes-auteurs et quelles artistes-autrices méritent d’intervenir dans les classes. 

C’est inadmissible parce que la quasi-totalité des invitations qu’on nous fait actuellement utilise ces budgets du Pass Culture. On assiste à une mainmise quasi-totale sur l’EAC, avec bien peu de garde-fous et encore moins de réflexion.

La seule sélection acceptable est celle des enseignant·es, au niveau de leur classe. Ce sont elles et eux les meilleurs prescripteurs culturels. Ils et elles peuvent se faire conseiller en cela par des médiateurs culturels tels que les bibliothécaires, les spécialistes en art ou en littérature ou les organisateurs de salons du livre. Fort·es de ces conseils qu’ils et elles savent très bien chercher, les enseignant·es restent celles et ceux qui savent le mieux qui inviter en classe, parce qu’ils ou elles ont aimé l’oeuvre d’un auteur ou d’une autrice, ou parce qu’ils et elles savent exactement ce que peut apporter un atelier artistique dans leur classe. Ne pas faire confiance aux enseignant·es, au point que des instances administratives décident de choisir en amont pour elles et eux qui sont les artistes-auteurs et autrices susceptibles de venir dans leurs classes, c’est insultant à la fois pour le corps professoral, et pour les artistes-auteurs et autrices. Insultant, et très, très problématique.

Petit rappel, au cas où : une réelle médiation culturelle favorise les liens entre la culture et les citoyennes et citoyens, elle fait oeuvre de facilitation et de conseil, mais en aucun cas de sélection imposée et excluante (dans une démocratie, en tout cas).

4. Des exigences « de recrutement » infondées, voire choquantes

Pour « aider » à ces sélections tout à fait iniques, il est exigé de nous par les équipes du Pass Culture et par les rectorats de fournir un extrait du casier judiciaire, un CV, une lettre de motivation, et de justifier d’une expérience, entre autres beaucoup de choses…

Or l’Education Nationale et le Ministère de la Culture n’ont pas à nous soumettre à de tels critères qui ressemblent à des critères d’embauche. 

Procéder ainsi, c’est dévoyer totalement l’esprit de l’EAC, qui est de faire venir la culture vers les jeunes ou les jeunes vers la culture. Ce n’est pas embaucher un animateur en classe. Penser « embauche », c’est suivre la logique d’esprit d’une société privée, le Pass Culture, qui a trouvé très pratique, pour mettre en relation des enseignant·es avec des acteurs culturels, de placer ces derniers en situation de demande et de démarchage, sans qu’ils puissent s’y soustraire à cause de la généralisation du « dispositif », contre leur gré. Ce qui a été suivi, c’est une logique digne d’une plateforme airbnb sans imaginer une seule seconde que les artistes-auteurs et autrices ne seraient pas choisies sur la base d’une « annonce », mais sur celle de la qualité de leurs oeuvres. Il n’a pas été une seule seconde imaginé que c’étaient les établissements les demandeurs, et non les artistes-auteurs et autrices. Il a encore été moins pensé que faire subir aux artistes-auteurs et autrices une sélection sévère, au moyen d’un dossier « d’embauche » ahurissant, ou de critères tout à fait opaques et injustifés, serait parfaitement anti-démocratique dans le cadre d’un accès à la culture. C’est une révolution copernicienne qui doit s’opérer dans la tête de ces gens, qui ont tout pensé de travers. N’y avait-il pas d’autres personnes à écouter, pour mettre en place une telle chose ? Comme les premiers et les premières concernées ?

Pour bien préciser les choses : dans le cadre de l’EAC, nous ne sommes pas embauché·es, nous sommes invité·es dans les classes. Nous demander un extrait du casier judiciaire est particulièrement choquant : aujourd’hui, refuserait-on par exemple au grand écrivain Jean Genet de parler de ses livres et de son expérience de vie à des classes de lycée ? Lorsque la classe va voir une pièce de théâtre, est-il demandé le casier judiciaire de chaque membre de la troupe ?…

Par ailleurs, n’ayez crainte : quand nous venons en classe, nous n’avons jamais d’élèves en responsabilité. C’est l’enseignant·e qui garde l’entière responsabilité de sa classe. Enseignant·es qui, rappelons-le, n’ont pas le droit de nous laisser seul·e avec la classe.

Il est donc tout à fait abusif de nous demander autant de documents et justificatifs. 

La seule preuve de professionnalisation qui peut être exigée de nous, c’est un numéro de Siret, pour être en mesure de facturer une activité d’EAC. En l’état actuel des choses, c’est bien la solution la plus simple et la plus légère administrativement ! Demander un numéro de Siret spécial auteurs prend moins de 10 minutes, cela ne nous fait pas basculer dans le statut d’auto-entrepreneurs comme on le lit ici ou là, ça n’entraîne aucune complication et ça n’a aucune incidence autre qu’acquérir une précieuse autonomie, qui nous permet de facturer sans aucun intermédiaire ou structure adossante (dont chacune ne peut s’empêcher, on le voit, de procéder à une sélection excluante…). Si certaines structures ont pour souhait ou mission d’aider et d’accompagner les auteurs et autrices, elles perdraient moins de temps, d’argent et d’énergie, tout en en faisant gagner durablement et de manière conséquente aux artistes-auteurs et autrices, en leur expliquant comment obtenir ce Siret spécial auteurs, plutôt qu’en imaginant pour elles et eux de nouvelles plateformes et nouveaux formulaires chronophages à remplir en cascades… Il est ubuesque, contre-productif et aberrant d’imaginer qu’il faut inventer pour les artistes-auteurs et autrices des moyens de contourner cette démarche de siret, alors qu’elle est simplissime, très rapide, et n’entraîne aucune complication.

En conclusion

Il faut tout d’abord, dans les plus brefs délais, supprimer toutes ces commissions qui décident qui peut intervenir dans les classes, sur des critères flous ou sur la base d’exigences dignes du recrutement d’un fonctionnaire ou d’un animateur. Sans compter que cela alourdit et ralentit tout. N’importe quel artiste-auteur ou autrice doit pouvoir être en mesure d’intervenir en classe, sur l’invitation d’un·e enseignant·e, avec le budget que celui-ci ou celle-ci trouvera (ce qui, a priori, ne nous regarde pas).

Mais il faut aussi et surtout entamer une réflexion en profondeur sur ce que le Pass Culture fait à l’EAC. Ces budgets disponibles, c’est vraiment bien, mais pourquoi est-ce ainsi géré en dépit de l’esprit-même de ce qu’est l’EAC ?

Pourquoi impliquer les artistes-auteurs et autrices dans le déblocage de ces budgets en leur demandant de s’inscrire, se faire référencer, et au final se vendre ?… Pourquoi s’arroger le droit de les sélectionner ? C’est indigne. Réellement.

Pourquoi imaginer plateforme sur plateforme, avec des critères d’accès ubuesques et excluants, tout en n’apportant aucune plus-value ni facilitation d’aucune sorte ? Une seule plateforme serait nécessaire : elle permettrait aux budgets du pass culture de transiter vers les acteurs culturels choisis par les enseignant·es, et voilà tout.

La gestion des budgets de la part collective du Pass Culture, quoique bienvenus évidemment, est à modifier, structurellement, philosophiquement et, surtout, dans une bien plus grande réflexion sur l’éthique de tout cela.

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