Petit voyage dans le temps : je vais sur mes 30 ans (aujourd’hui, j’en ai 43). J’attends le café que j’ai commandé à la terrasse d’un bistrot, seule. Je le précise, seule, parce que c’est un droit que je me suis octroyée peu de temps auparavant. Jusque-là, de par une éducation ordinaire à cette époque et dans mon milieu, c’est-à-dire pas du tout féministe, j’avais comme idée fausse que les cafés et bistrots étaient des endroits exclusivement faits pour et fréquentés par les hommes. Je suis née et ai grandi en France, dans une ville moyenne à la population mixte, mais je n’ai jamais vu ma mère entrer dans aucun d’entre eux et je n’y ai toujours vu que des hommes. Durant toute mon adolescence, je suis passée devant la terrasse des bistrots avec crainte et le sentiment d’être scrutée des pieds à la tête. Il n’était pas rare que je change de trottoir pour passer plus loin des hommes qui s’y trouvaient. Je me sentais jugée, soupesée. Alors prendre cette place assise, seule, à regarder les passants, est une victoire sur moi-même que je savoure à sa juste valeur – je découvre à cette occasion que ce plaisir du regard sur les corps peut être dénué de toute perversité et que j’ai peut-être pourri mon adolescence pour des prunes.
Le serveur approche, pose le café sur la table en disant :
— Et voilà, madame.
Puis il me regarde mieux et précise :
— Oh pardon, mademoiselle !
Hélas, lorsqu’une femme croit avoir résolu un problème, il en arrive toujours un nouveau, pour lui rappeler que prendre sa place dans le monde ne va jamais de soi. Je me fichais bien que le serveur m’appelle « madame ». J’aurais dû me moquer de la même façon qu’au deuxième regard il ait finalement décidé que c’était « mademoiselle ». Mais cela m’avait fait plaisir…
Pourquoi alors soupçonnais-je l’ombre d’un problème ?
Il m’a fallu des années pour comprendre ce qui me dérangeait…
Auparavant, on appelait une femme « madame » à partir du moment où elle se mariait. Elle gagnait alors du respect (en gros, on lui fichait une paix royale, ouvrant un boulevard à tous les bovarysmes). Une alliance à son doigt dictait le terme aux gens qui y laissaient glisser leur regard. Une femme qui n’était pas mariée était appelée « mademoiselle » quel que soit son âge. Cette distinction mademoiselle/madame existait pour désigner la disponibilité sexuelle de la femme. Au-delà de trente ans, « mademoiselle » était un terme déshonorant, elle n’avait pas trouvé de mari, c’est-à-dire qu’aucun homme n’avait bien voulu d’elle, elle n’avait pas su profiter de son âge le plus attirant sexuellement, cette pauvre pomme ; c’était une « vieille fille ».
Puis les femmes ont cessé de porter des alliances, elles ont cessé de se marier systématiquement pour fonder un foyer, leur sexualité s’est libérée, alors l’usage de ces termes est devenu plus flou, mais tout aussi pervers. Puisque la distinction n’avait plus de sens, tout perdus, en manque de repère, les gens (j’ignore qui, mais ceux qui décident quel mot employer pour quoi), au lieu de supprimer le terme le plus paternaliste (voir « pour aller plus loin » à la fin de cet article), ont choisi de garder les deux en ne se basant que sur l’apparence et l’âge supposé des femmes. Vous comprenez, on veut pouvoir mesurer l’âge d’une femme, mais aussi lui faire sentir par le terme choisi à quelle place elle doit se tenir, et quelle attitude elle doit adopter… L’usage, en effet, veut que l’on puisse s’appeler « Mademoiselle » tant qu’on a l’air jeune. « Madame », quand on ne le paraît plus tant. Que le serveur ait choisi de m’appeler « mademoiselle » signifiait que j’avais l’air jeune, de son point de vue. Il m’avait élue comme admissible à la jeunesse. Quand j’y pense, c’est un sacré pouvoir. Peut-être même l’avais-je remercié, verbalement ou par un sourire. Il s’était sans doute éloigné content de lui.
Pourtant, que s’était-il passé ? Un homme, dans une situation neutre, avait signifié à une femme de même pas trente ans qu’elle lui semblait encore jeune et fraîche. Et celle-ci, dans une société où l’apparence de la jeunesse est si valorisée, en avait rosi de plaisir…
Certes le même serveur distribuait sans doute aussi des « jeunes hommes » : « bonjour, jeune homme », « voilà pour vous, jeune homme ». Mais ce « jeune homme » est le plus souvent attribué aux ados de moins de dix-huit ans, alors qu’on doit subir le « mademoiselle » jusqu’à un âge flou situé vers la trentaine.
Les années passant, mes interlocuteurs ont hésité de plus en plus entre le « madame » ou le « mademoiselle », ne se fiant qu’à ma seule apparence… ou à leur désir de me flatter. C’est très perturbant, quand on ne se situe pas dans une situation de séduction – et on ne souhaite pas forcément s’y trouver projetée à chaque moment de sa vie et avec n’importe qui. Dans une situation ordinaire, suivant comment on m’appelait, j’étais sans cesse en train de me demander quelle image je renvoyais. Tiens, pour celui-ci j’ai l’air plus âgée qu’une « demoiselle » ; tiens, pour celui-ci je semble assez jeune pour ne pas être appelée « madame ». Perturbant, disais-je… D’autant plus qu’on apprend vite que le terme « mademoiselle » peut tout aussi bien dire : « j’ai envie de vous vendre un truc » (si vous avez plus de 35 ans, que vous êtes dans un jour sans, un lendemain de cuite, et que vous êtes en train d’acheter un aspirateur, posez-vous sérieusement la question).
C’est une étiquette redoutable.
Auparavant, l’hésitation entre le « madame » ou le « mademoiselle », qui se soldait finalement par « madame » pouvait me plomber une journée entière. Le choix final du « mademoiselle » me rendait joyeuse et gaie. Venant d’une femme, le terme m’a toujours laissée plus ou moins indifférente. Je laissais clairement le jugement des hommes décider de la couleur de mes journées. On est d’accord : je suis fautive, mes soeurs, et j’ai pêché par orgueil.
Aujourd’hui, bien que j’aie toujours autant d’orgueil, hélas, j’ai choisi d’en rire. Je vous vois venir, je n’aurais pas le choix, n’est-ce pas, puisque désormais mes chances d’être appelée « mademoiselle » sont à peu près réduites à néant. Vous avez raison, et j’espère, messieurs, que vous rirez aussi si un jour il arrive qu’on ne décide de vous appeler « monsieur » que lorsque notre seul regard aurait jugé que le terme « mondamoiseau » ne vous convient plus vraiment.
Cela m’amène à me mettre à la place de ces hommes qui ont à choisir entre nous appeler « madame » ou « mademoiselle ». Si je devais choisir entre « mondamoiseau » ou « monsieur », je serais mortifiée à l’idée de l’interprétation qu’en ferait mon interlocuteur entre deux âges : croit-il que je le drague ? Ou que je l’insulte ? Ce choix madame/mademoiselle doit être drôlement embarrassant pour la grande majorité des hommes qui ne souhaitent que nous interpeller de façon neutre… et je réalise que moi-même je joue inconsciemment au jeu du « jeune ou plus si jeune » pour savoir comment interpeller mes semblables féminines. Bon sang, je n’y réfléchis même pas, quand ça m’arrive de choisir entre « mademoiselle » ou « madame »… Il va falloir que je me surveille, pour discerner à partir de quel âge j’estime moi-même qu’une mademoiselle n’en est plus une… Oh et puis non. Quelle perte de temps ! Ca vous dit que je vous appelle toutes madame, plutôt ?
Fait notable : ne plus subir la funeste hésitation entre les deux termes et n’être plus qu’une « madame », quasiment perpétuellement, me permet une plus grande assurance, ce qui méritera d’être analysé (voir plus loin)…
Quelques années après cet événement dans ce bistrot, j’ai accueilli avec soulagement la loi du 8 février 2013, supprimant le terme « mademoiselle » dans les documents administratifs, qui le comprenaient encore suivant l’ancienne acception : femme célibataire (dire qu’il a fallu attendre 2013 pour qu’on puisse enfin légalement lancer : « mais en quoi ça vous regarde ? »). Je pensais que la loi serait appliquée partout, et qu’enfin une femme pouvait avoir le droit de quitter la prime jeunesse sans qu’on le lui fasse remarquer tous les jours, exactement comme un homme que l’on appelle « monsieur » de son adolescence jusqu’à sa mort. Je pensais qu’une femme pouvait enfin avoir droit à la même considération quel que soit son âge : eh oui, car dans le milieu professionnel, la responsabilité qu’on nous accorde diffère suivant qu’on se fait appeler mademoiselle ou bien madame. Une « mademoiselle », même si on ne l’a jamais vue, si on ne s’est adressée à elle qu’au téléphone ou par mail, inspire bien moins confiance, à cause de sa jeunesse affichée vite comprise comme « défaut d’expérience ». Déjà qu’être femme n’aide pas, cela ressemble à une double peine. Imaginez un peu qu’on vous appelle encore « jeune homme » et jamais « monsieur» alors que vous avez 30 ans, et que vous êtes cadre dans une grande entreprise… Attendez une minute, vous ne seriez certainement pas devenu cadre à 30 ans, jeune blanc-bec.
Un homme a toujours pu traverser la vie sans qu’on lui fasse remarquer lourdement à chaque coin de bureau qu’il avait l’air bien trop jeunot, et à chaque coin de rue qu’il ne semblait plus tout jeune. On ne fait jamais savoir de façon appuyée à un homme trentenaire qu’il apparaît jeune les jours où tout va bien, et vieux les jours où il est fatigué, alors qu’il souhaite juste acheter du pain. Je suppose que ça aide à garder ses illusions et sa légèreté. Mais surtout cela aide à ne pas être renvoyé constamment à son apparence, ce qui permet de penser à des choses beaucoup plus intéressantes, comme l’économie keynesienne ou la notion de bonheur au Bouthan. Oui, même sur le chemin de la boulangerie.
Malheureusement, j’ai vite réalisé que la loi ne s’appliquait strictement que dans les documents administratifs. Elle ne prévoit pas l’extension de cet usage dans la rue. Beaucoup de personnes encore, dans la rue, dans les commerces, croient flatter les femmes d’âge moyen en les appelant « mademoiselle ». Ces personnes croient faire preuve de respect en les appelant « madame ». Tout un chacun décide du statut social des femmes adultes, de façon sauvage et subjective, suivant leur apparence ou ce que l’on souhaite obtenir d’elles…
Je reviens sur ce point : pourquoi, étrangement, se sent-on mieux dans sa peau quand on n’est pratiquement plus qu’appelée « madame », alors qu’honnêtement on pourrait en être vexée comme un pou, au vu de l’usage actuel ? J’ai une réponse : une femme au-delà de 30 ans qui sort dans la rue ou qui va travailler ne sait jamais à l’avance comment elle sera nommée par ceux qu’elle va rencontrer, et par cette seule nomination se verra obligée de se percevoir de façon floue et instable tout au long de la journée, tous les jours. Elle se verra obligée d’essayer de décrypter ce qu’il y avait derrière le terme choisi, et de réfléchir à comment y répondre. Souvent, ces signaux sont perçus de façon inconsciente, tant on les a intégrés. Mais leur effet déstabilisateur et mobilisateur d’une énergie et de pensées qui pourraient être mieux employées est bien là. L’embarras conscient ou inconscient de nos interlocuteurs, aussi.
Alors je pose une seule question : est-ce bien nécessaire ?
PS : Je reviendrai vers vous le jour que j’espère lointain où on me dira pour la première fois : « et elle veut quoi, la petite dame ? »
Pour aller plus loin : les termes de mademoiselle et de madame désignaient sous quelle tutelle se trouvait la femme. « Mademoiselle » dépendait de son père, « madame » de son mari. Le terme de « monsieur » vient de « monseigneur ». Ces trois termes ont été empruntés à la noblesse. Ils ont été récupérés par le peuple, peut-être avec ironie, au début. Aujourd’hui, ces titres lourds de signification n’ont plus aucune raison d’être. Certains préconisent pour toutes ces raisons de revenir aux révolutionnaires et très égalitaires « citoyenne » et « citoyen ». C’est une suggestion qui fait réfléchir. De mon point de vue, il serait tout aussi égalitaire d’appeler toutes les femmes « Madame » et tous les hommes « Monsieur ». Car je pense qu’aujourd’hui, en tout cas je l’espère, tout le monde est bien conscient que « Madame » est une citoyenne à part entière.
Ajout du 14 septembre : on me fait remarquer avec raison que les termes citoyenne et citoyen excluent toutes celles et tous ceux qui n’ont pas droit de cité (SDF, prisonniers, réfugiés…). Ces termes ne sont donc pas souhaitables. Soyons toutes des Mesdames et tous des Messieurs. Respect pour tous !