« Je l’ai lu après tout le monde » est une phrase que je lis beaucoup, écrite sur les réseaux surtout par des collègues auteurs ou autrices que j’apprécie pour leur culture et leur curiosité… néanmoins j’apprécie beaucoup moins la phrase en question, qui me heurte toujours.
Elle m’ennuie, cette phrase, que j’aie déjà lu le roman en question ou non. Bien entendu, si je ne l’ai pas déjà lu, elle m’ennuie encore davantage, car je suis rangée ipso facto dans la catégorie qui n’est pas « tout le monde », et je me demande si je dois en avoir honte.
En fait, je dois certainement en avoir honte, puisque ce « tout le monde » est loin d’être tout le monde… mais uniquement ce que je suis censée être : une intellectuelle. Si je n’ai pas lu l’ouvrage en question, j’ai donc manqué à mes devoirs d’intellectuelle. Ce qui est mal. En tout cas très honteux. Pour faire partie de la caste des intellectuel·les, mon Dieu, il faut bien remplir quelques obligations qui nous distinguent de la plèbe, et certaines lectures en font partie. Ne pas jouer le jeu est dangereux pour ce que l’on veut paraître.
Je sais ce que ressentent celles et ceux qui ne se considèrent pas comme intellectuel·les, à la lecture d’une telle phrase, puisque je ne me suis pas toujours considérée comme telle, et pendant longtemps : quelque chose comme « ce post ne s’adresse pas à moi puisque je ne suis pas le « tout le monde » désigné. Je suis le reste du monde de tout le monde. Ne suis-je donc rien ? » (ne pas oublier que nous sommes tous et toutes plus ou moins cartésien·nes sans le vouloir, et que chacun de nous maîtrise parfaitement la loi des ensembles).
Il faut être honnête, chacune et chacun comprend assez vite que ce « tout le monde » ne fait que désigner l’entourage de celui ou celle qui emploie l’expression « je ne l’ai lu qu’après tout le monde » comme un aveu honteux. L’auteur ou l’autrice du post a honte, voilà, de n’avoir pas encore lu tel ou tel ouvrage, si ça se trouve il ou elle en a eu honte longtemps, quand ses ami·es ou collègues en parlaient ou s’en extasiaient, mais voilà il ou elle a réparé sa faute, il ou elle a enfin lu le roman que tout son entourage ou son milieu a déjà lu (ou fait semblant d’avoir lu), et pour justifier qu’il ou elle en parle si tard, pour le justifier aux yeux de celles et ceux qui comptent pour lui ou elle, uniquement aux yeux de celles et ceux dont l’opinion compte, en somme, il faut bien faire amende honorable, profil bas, regarder ses chaussures d’un air gêné, pour dire : « ça y est, j’ai fait mes devoirs. Vous voyez, je fais bien partie du sérail « . Ou, plus simplement, c’est une manière de proclamer : ”moi je l’ai VRAIMENT lu, même si c’est tard”.
Et derrière, implicitement, il y a aussi ceci : « Vous voyez, je connais les règles de mon milieu, je savais que c’était un livre qu’il vaut mieux avoir lu pour en faire partie. Moi, je me suis rattrapé·e, mais honte sur vous qui ne l’avez encore pas fait. Quant aux autres qui n’avez même pas honte, je ne m’adresse pas à vous de toute façon, vous êtes hors sérail. «
Petite complication, la phrase peut aussi bien être employée pour un classique de la littérature que pour un roman qui date de la rentrée littéraire de l’année dernière voire de celle d’avant, mais attention, pas beaucoup moins récent, ce qui ferait ringard (à moins que l’ouvrage ait été validé par un prix prestigieux). Il ne faudrait consommer les livres que lorsqu’ils sont bien frais, ou bien vieux, ou ”validés”. Pour faire caste, il faut des règles absurdes maîtrisées uniquement par celles et ceux qui savent. Etrange néanmoins de la part d’auteurs et d’autrices qui sont tristes de voir leurs propres romans périmés au bout de six mois.
Cet article n’est pas un reproche, il est certes un jugement, mais qui incite à réfléchir à nos pratiques, et à tenter de n’exclure personne de la culture, et de la littérature en particulier. Car l’entre-soi est un puissant outil d’exclusion. En ces temps de rentrée littéraire aux injonctions puissantes, mieux vaut en être conscient·e quand on s’exprime publiquement, même quand on pense n’être lu·e que par des « comme soi », ce qui n’est jamais le cas. Et si on se targue d’être intellectuel·le, alors agissons comme tel·le.
Un intellectuel, c’est quelqu’un qui réfléchit à ses pratiques.
Gilles Deleuze