Rencontres renversantes (à propos de mon pamphlet Renversante), épisode trouzemille cent un. En abordant ainsi frontalement dans les classes la question du sexisme j’ai connu de multiples situations, rencontré beaucoup de mini-masculinistes (ici on peut lire les articles où j’en rends compte), mais j’ai connu récemment un cas inédit : celui du prof masculiniste.

Je ne l’ai pas compris tout de suite. 

Sa classe de 3e, majoritairement composée de garçons, était très sexiste et désireuse d’en découdre. Bon, j’ai déjà connu ça, je sais faire. Mais cette fois j’ai senti qu’il y avait une hypocrisie et une force d’opposition plus grandes que d’habitude. Je réplique, j’argumente, je lutte disons-le, avec le support de mon livre, auquel je tente de les ramener, puis le prof lève la main. Je suis soulagée, généralement quand le ou la prof intervient dans ces moments-là, c’est pour me soutenir (un jeune prof d’une trentaine d’années, en plus, j’étais pleine d’espoir). Or, là… 

Le fameux jeune prof commence par dire “je vais me faire l’avocat du diable…”. Comme si le diable, en l’occurence, avait besoin d’un avocat – j’étais seule face à 15 jeunes gaillards en opposition. Il lit un passage qu’il avait relevé (il avait donc bien préparé son intervention), où mon personnage Léa évoque le manspreading – womanspreading dans Renversante, et par extension de la propension des dominants à prendre le plus de place possible, partout et tout le temps. “Mais ce que vous dites là, ce n’est pas corroboré par des chiffres vérifiés, ce ne sont que des observations personnelles qui ne peuvent pas être généralisées. Avez-vous le droit de diffuser ainsi votre idéologie dans un livre pour la jeunesse ?”…
La fameuse accusation idéologique, que je connais désormais par coeur.

« Oh my god… »

Bien bien bien. 
Ok, me dis-je d’abord. Il attend peut-être que je convainque ses élèves du bien-fondé de mon ouvrage. J’argumente posément en disant que tout ce que j’ai renversé est factuel, corroboré par des études sociologiques, des chiffres de l’Insee, des essais sérieux, Bourdieu, Marianne Wex et j’en passe, que rien ne repose sur mon ressenti, bref tout ce que je connais aussi par coeur. J’ajoute plusieurs fois que cette situation fait aussi du mal aux garçons, parce que je sens bien qu’ils veulent voir leurs souffrances reconnues, ce qui est normal. J’explique en quoi cela leur est aussi néfaste. Mais le prof n’a pas du tout l’air convaincu, et il embraye sur une autre question biaisée. Cette fois il est question de l’écriture inclusive. Il postule que le masculin, c’est le neutre, et pis voilà. Okaaaaay, on en est là. J’argumente de nouveau. Je connais, là aussi, le sujet par coeur.

Mais je savais désormais que je prêchais dans le désert. Cette fois c’était clair, le prof ne posait pas des questions dans l’espoir que j’explicite mieux ma démarche pour que les élèves la comprennent, mais pour me mettre en difficulté, avec des présupposés fallacieux. Je me suis sentie piégée. 

J’ai senti aussi qu’on avait appris à ces garçons que leurs souffrances devaient absolument être bien davantage prises en considération que celles des filles… ou que celle des garçons qui ne correspondent pas à leurs critères (parce que bien sûr, il y a eu dans le lot des propos homophobes). Sentiment accentué par l’approbation totale et entière du prof, désormais en retrait après avoir lâché ses grenades. 

Les questions orientées et remarques contestataires continuaient à fuser de tout côté. Les filles et quelques garçons baissaient la tête, tétanisés. J’ai fini par dire, en souriant, que je ne désirais plus parler du contenu du livre, car je me sentais trop seule et isolée dans le débat (le prof ne dit toujours rien). Je les compte, je dis : voilà vous êtes tant, et moi je suis toute seule, vous comprenez que je puisse me sentir mal à l’aise ?

« Je ne vois pas le problème… »

Mutisme total du prof, toujours (je ne vous remercie pas, monsieur, franchement). J’ai acté que l’on ne se convaincrait pas mutuellement et tant pis, c’est comme ça, ça arrive, brisons là – avec le sourire toujours, zen absolu. Cela m’arrive parfois de clore ainsi le débat, quand je sens que je m’épuise en vain – j’apprends à me protéger, aussi. 

“Passons aux questions générales sur le métier, si vous le voulez bien”, ai-je dit (le prof a le visage fermé, toujours – un terminator quasiment). Les garçons les plus virulents étaient fort mécontents. Ils voulaient continuer à vouloir me convaincre que j’avais tort. Ils étaient frustrés que la conversation ne se soit pas conclue par un “vous avez raison”. Je dis alors comme souvent, pour qu’ils apprennent au moins un truc, qu’une conversation réussie n’est pas forcément une conversation où à la fin on leur concède qu’ils ont raison. Que c’est toujours intéressant de débattre, même si on ne “gagne” pas à la fin. 

Le prof ne pipait toujours mot. J’aurais dû avoir la présence d’esprit de lui demander : mais pourquoi avoir choisi ce livre ? Pourquoi avoir voulu faire rencontrer son autrice à vos élèves ? L’objectif d’une rencontre ne peut pas être de jeter une féministe en pâture à sa classe masculiniste – classe visiblement préparée qui plus est à vouloir lui prouver en meute qu’elle a tort en tout.

A la fin, 5 élèves seulement me demandent une dédicace. Les 3 seules filles, et 2 garçons qui se sont réveillés au moment des questions sur le métier, subitement vifs et passionnants. Le prof était déjà vers la sortie en train de consoler ses élèves frustrés que la méchante dame ne les ait pas laissés continuer à déverser leur flot de haine et de récriminations. 

L’un des deux garçons désireux d’avoir une dédicace me souffle alors : “je suis désolé de ce qui s’est passé, madame. J’étais très mal à l’aise”. J’aurais voulu l’embrasser, ce jeune homme. Et lui dire que c’est pour lui, pour ces 5 élèves-là, que j’étais désolée, car eux c’est toute l’année qu’ils subissent cette ambiance. Je suis contente d’avoir tenu bon jusqu’au bout, pour elles et eux.

Monsieur le jeune professeur, pour votre information, je rappelle ici la définition du sexisme : il se fonde sur l’idéologie selon laquelle les hommes sont plus importants que les femmes. C’est le sexisme qui repose sur une idéologie, pas la lutte contre le sexisme. Les réacs sont encore plus doués que moi dans l’art de renverser les choses. 

Je ne pensais pas devoir en arriver là, mais désormais je le précise : ne m’invitez dans votre classe à propos de Renversante que si vous êtes convaincu que l’égalité garçons-filles est un projet à atteindre et à défendre. Mieux : si la rencontre s’inscrit dans un tel projet. Car oui je dois me protéger, je ne suis pas un punching-ball… ce qui ne m’empêche pas d’éprouver une compassion totale pour tous les élèves qui subissent des profs pareils. Force sur vous, mes coeurs. Tenez bon.

PS : c’est la deuxième fois qu’une classe me soutient que ce que j’ai renversé est faux, bien que je ne cesse de répéter que tout est vérifié par des études sérieuses et inattaquables. La fois précédente (dans un établissement privé), il y avait aussi, derrière, un prof masculiniste – sauf que cette fois-là il n’avait même pas daigné assister à la rencontre. Les deux fois, il s’agissait d’une classe entière, quasiment, amenée par un adulte d’autorité à confondre esprit critique et obscurantisme… Fun fact : le prof de ce collège privé en était… le référent égalité.

Photos de la très talentueuse Rineke Dijkstra

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