Il m’a fallu plusieurs jours après l’avoir fini pour réussir à me dire : c’est bon, je peux en parler. My absolute darling de Gabriel Tallent aux éditions Gallmeister est un vrai coup de poing dans l’estomac. J’ai été non seulement frappée par le style, impeccable troisième personne dense, intensément vivante, avec toujours la bonne distance, variable suivant les passages, que par l’histoire saisissante et disons-le, choquante.
Il m’est déjà arrivé de lire des romans qui parlaient de violences, perpétrées sur de jeunes gens, mais c’était généralement annoncé comme du vécu, avec une narration qui n’allait pas au-delà de la confession (je crois important de dire les choses comme elles sont dans ce roman, car la crainte de spoiler ne peut pas être prioritaire, et il ne faut pas les dissimuler sous le terme facile d' »abus », comme j’ai pu le lire ici ou là : ici il est question de viols et de maltraitance globale). Il y a toujours eu sur ce sujet une pudeur et un tabou qui empêchaient de s’en emparer pour en créer un thriller « efficace » comme celui-ci. A la fin de ma lecture, qui fut addictive, emportée et véritablement enthousiaste malgré les passages les plus durs, j’ai balancé pendant plusieurs jours entre l’indignation et l’admiration. Indignation qu’un tel sujet soit le prétexte à créer une fiction aux ressorts si travaillés, admiration que ce soit si bien fait, avec une telle finesse psychologique et un tel talent pour faire exister les personnages.
Je me suis finalement dit au bout de plusieurs jours : n’est-ce pas une bonne chose que le tabou tombe et qu’enfin on ose porter ce sujet sur des terrains moins intimistes ? Je crois que oui, d’autant plus que Gabriel Tallent fait une démonstration magistrale de ce qu’est l’emprise psychologique, que peu de gens comprennent. On entend souvent à propos d’une femme battue par exemple : mais pourquoi n’est-elle pas partie plus tôt ? Avec la jeune Turtle, on comprend. L’auteur a travaillé son sujet, c’est évident, et la façon dont la jeune Turtle se parle à elle-même, agit, s’isole, et communique est je crois très juste. La figure du père est terrifiante dans son ambiguïté, dans son alternance d’amour et de violence, dans son intelligence et sa perversité. Personnage monstre dans tous les sens du terme, il existe, tout simplement, et on est malgré nous fasciné, autant que Turtle.
Ce qui est très réussi et qui chez moi a créé un vif plaisir de lecture, ce sont tous ces moments où Turtle réussit à communiquer avec des personnes bienveillantes. Ah, le personnage du jeune Jacob ! Il est une véritable goulée d’air frais, et l’un des passages peut-être les plus réussis est une sorte de robinsonade vécue par Turtle et Jacob sur le mode survie en milieu extrême. Magnifique. J’ai vraiment adoré toute la première moitié du roman avec ces interactions-là, belles, fines et souvent pleines d’humour, jusqu’à la survenue du personnage de Cayenne, où l’auteur a voulu faire monter le récit en puissance, et à partir de là j’ai beaucoup moins aimé.
L’honnêteté me pousse à dire que j’ai néanmoins beaucoup aimé les passages ébouriffants voire tarantinesques… dont je ne dirai rien même si je brûle de le faire !
Et quoi qu’il en soit, je garderai longtemps le personnage de Turtle en mémoire, positif, fort, en interaction constante avec la nature, je garderai l’idée d’un foisonnement de plantes, de fleurs, d’air humé et d’horizons à atteindre. Et je crois, malgré tout, que c’est un coup de coeur.