Mon coup de gueule du jour provient d’une vidéo, dans une version tronquée, qui se met à tourner abondamment sur Facebook de façon systématique dès qu’une polémique sur le sexisme ordinaire est mis en lumière. Elle a été exhumée d’archives télévisées datant de 1981. Marguerite Yourcenar y parlait de la condition féminine…
Ceci est l’extrait, dans sa version non tronquée. On en trouve toutes sortes de versions avec morceaux choisis, sur fb…
La suite de ce mouvement d’humeur est ici, sur le site de La Mare aux mots. Et en fin de cet article. Vous pouvez partager et partager encore ce lien, pour réduire les effets du Soma…
(Je fais en effet partie des invités du mercredi sur Le site de La Mare aux mots, avec une interview d’Emmanuel Trédez, suivie de mes coups de gueule et de coeur. Merci à La Mare aux mots de donner ainsi la parole aux auteurs.)
Précision : Dans le roman Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, le Soma est une drogue légale.
Tout le monde dans l’État mondial utilise du « Soma », substance apparemment sans danger qui peut, à forte dose, plonger celui qui en prend dans un sommeil paradisiaque. Le Soma n’a aucun des inconvénients des drogues que nous connaissons aujourd’hui. Il se consomme sous forme de comprimés distribués au travail en fin de journée. Cette substance est le secret de la cohésion de cette société : grâce à elle, chaque élément de la société est heureux et ne revendique rien. Les individus de toutes les castes se satisfont de leur statut par le double usage du conditionnement hypnopédique et du Soma.
Le texte :
Chère Mare aux mots,
Un coup de gueule, veux-tu ? Pas de problème, j’en ai hélas à peu près trois par jour, ces temps-ci. C’est un peu fatigant, mais ça fait du bien de les partager, donc merci pour cet appel du pied.
Mon coup de gueule du jour provient d’une vidéo (https://www.youtube.com/watch?v=EH70vjRo1OQ), dans une version tronquée, qui se met à tourner abondamment sur Facebook de façon systématique dès qu’une polémique sur le sexisme ordinaire est mis en lumière. Elle a été exhumée d’archives télévisées datant de 1981. Marguerite Yourcenar y parlait de la condition féminine.
La partie tronquée qui tourne sur fb est celle-ci : Marguerite Yourcenar y critiquait le modèle de la working-girl en vogue dans les années 80, tellement vanté dans les magazines féminins. Elle se moquait de ces femmes qui désiraient tellement égaler l’homme dans sa condition de travailleur aliéné, n’y gagnant qu’une vie creuse, tout en se raccrochant pourtant aux attributs de la femme-objet. Et elle reprochait aux féministes, celles qu’elle appelle les « féministes 100 % » de focaliser leur lutte sur ce combat.
Depuis plusieurs jours, cette vidéo, sortie de son contexte, croule sous les partages et les « likes », et est assortie de commentaires enthousiastes, le plus souvent de femmes elles-mêmes, certainement en quête de douceur et de sérénité, certainement fatiguées par tous les combats qu’on leur demande de mener, ou auxquels on les enjoint d’assister dans la grande jungle de notre société… Ces commentaires disent tous peu ou prou : « oui cessons ce combat fatigant pour une égalité stupide et à la vue courte, oui faisons enfin le choix de la douceur, de la paix, de la compréhension et du soutien mutuel, oui ne perdons pas de vue les priorités de l’existence ». Ou encore : « enfin une femme intelligente, posée, et sans haine des hommes ! Enfin une femme qui y voit clair, et qui ne se contente pas de vouloir singer les hommes dans ce qu’ils ont de plus pitoyable ! »
Eh bien moi, même si j’ai la même envie de douceur et de paix, ces réactions m’ont beaucoup interrogée, pour deux raisons essentielles…
D’abord, aujourd’hui (près de 40 ans plus tard) le mythe de la working-girl est bel et bien tombé, on a tous compris que c’était loin d’être un idéal, et le féminisme même « 100 % », me semble-t-il, est bien loin de focaliser là-dessus, si tant est que ce fut jamais le cas. Marguerite Yourcenar disait pourtant elle-même dans cette vidéo : « On lutte en faveur des libertés qui auraient été très utiles il y a 50 ans, peut-être plus que des libertés qui seraient utiles au moment présent », alors je suis un tout petit peu effarée de voir toutes celles et tous ceux qui tombent dans le même piège près de 40 ans plus tard.
Ensuite Marguerite Yourcenar, issue de la grande bourgeoisie, a eu tendance il me semble, dans ce discours, à occulter la réalité sociale de toute une partie de la population.
Alors là, désolée, je vais être longue, mais vu la quantité de personnes, dont certaines que j’estime énormément, qui ont été prises au piège de cette vidéo, je veux être pédagogue…
Que dit en effet Marguerite Yourcenar de la condition des femmes obligées de travailler ? Je suis certaine qu’en 1981 elles étaient déjà nombreuses, mais aujourd’hui, la crise économique fait qu’elles le sont encore plus.
Je crois comme Marguerite Yourcenar qu’il ne faut jamais oublier de regarder le monde dans lequel nous vivons au moment présent, mais je crois en plus qu’il ne faut jamais oublier d’en scruter toutes les strates sociales. Or, quel est ce monde aujourd’hui, si on le regarde bien, et de cette façon-là ? C’est un monde où pour le même travail qu’un homme les femmes sont payées moins (par quel miracle pourraient-elles avoir le choix de travailler moins ?). Un monde où, pourtant, les temps partiels sont subis en grande partie par les mères isolées, bien plus nombreuses que les pères seuls. Un monde où un plafond de verre puissant empêche les femmes d’accéder à des postes aux responsabilités plus intéressantes (par quel autre miracle pourraient-elles bénéficier d’une vie moins creuse que les hommes ?).
Alors oui, peut-être qu’au début des années 80, ce que Marguerite Yourcenar a pressenti de façon aigue, c’est que le monde allait dans un sens dangereux, celui du travail élevé comme but ultime dans la vie, autant pour les hommes que pour les femmes. Elle avait sans doute raison de tirer la sonnette d’alarme, mais elle se trompait hélas d’ennemis, selon moi. Les ennemis d’une vie meilleure, ce n’étaient pas les féministes, c’étaient les politiques. Et la crise économique.
J’ignore ce que disaient réellement les féministes des années 80, mais aujourd’hui, je le sais. Et on ne peut pas y plaquer le raisonnement de Marguerite Yourcenar sans en dénaturer et en simplifier de façon méprisante le combat.
Car non, les féministes d’aujourd’hui ne se battent pas pour singer la même aliénation que les hommes. Non, elles ne prétendent pas que ces hommes ont une vie de rêve comparée à la leur. Non, elles ne souhaitent pas égaler les hommes à tout prix, jusqu’à l’absurdité, et non, elles ne les haïssent pas de vivre ce qu’elles ne peuvent vivre. Non, les féministes n’érigent pas le modèle masculin comme un modèle merveilleux à atteindre. Au contraire, elles aimeraient que les hommes se tuent moins au travail pour être plus souvent présents à la maison, ainsi plus proches des priorités de l’existence (qui incluent hélas les courses, le ménage, la cuisine et les cris des enfants… si l’on n’a pas d’employés de maison bien sûr). Comment cela serait-il possible si les femmes ne participent pas davantage à la vie de la cité pour en décharger les hommes aliénés par le travail ?
C’est l’équilibre entre une qualité de la vie socio-professionnelle, et une qualité de la vie privée, qui est à rechercher pour les deux sexes, sans cantonner l’un ici et l’autre là. C’est ce que finit par dire Marguerite Yourcenar à la fin de la vidéo, en tout cas de l’extrait qui circule, mais au terme d’une argumentation obsolète et d’après moi assez bancale (pour ne pas dire malhonnête, puisque l’exposé précédent ne peut logiquement pas aboutir à cette conclusion, et ne repose que sur un choix que très peu de femmes peuvent faire – et pourquoi n’évoque-telle pas le même choix pour les hommes qui le pourraient financièrement ?).
Certes, on cède au charme tranquille de Marguerite Yourcenar, qui parle bien et avec douceur, les yeux pétillants d’intelligence, qui prône le bonheur d’une vie équilibrée qui nous fait rêver… Elle nous berce, jusqu’à nous faire oublier qu’elle-même est écrivaine inscrite dans la vie de la cité, première femme à être admise à l’Académie française, visiblement gourmande d’apparitions télévisées telles que celle-ci, heureuse de parler et d’être écoutée.
Comment imaginer qu’elle aurait connu le bonheur au sein d’une vie moins compétitive certes, mais sans possibilité d’une si belle interaction avec le monde culturel et social ? Une vie plus dégagée de la pression de la performance, certes, mais sans liberté financière, et sans liberté de pouvoir quitter un homme qui ne lui aurait pas convenu ?
Sa vie étant un modèle féministe à lui seul, ses propos sonnent étrangement à mes oreilles, même s’ils étaient peut-être davantage d’actualité il y a 40 ans.
Mon coup de gueule est donc d’abord un message : s’il vous plaît, ne nous laissons pas bercer par de douces paroles apaisantes aux images d’Épinal si éloignées du réel, au final lénifiantes et mortellement dangereuses pour la crédibilité d’un combat si difficile et si complexe à mener que celui du féminisme.
Et s’il vous plaît, demandons-nous pourquoi ce passage précisément d’une vidéo vieille de près de 40 ans, dans un contexte différent d’aujourd’hui, forte du poids d’une intellectuelle reconnue, est régulièrement remise en lumière, à des moments choisis de tension, comme pour en éteindre le feu : par qui ? Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? En bref, soyons plus critiques et plus conscients des intentions de chacun sur Facebook. Soyons surtout plus conscients de ce qui menace de nous endormir comme un soma…