Tentative de réflexion à propos de cette étiquette…

Du rose et des fleurs, pour la provoc 🙂

Dans ma dernière newsletter, je partageais une forme de désarroi en ces termes : « je suis toujours un peu surprise que ne soient jamais relevées dans mes romans les problématiques relevant du classisme, du racisme et du validisme, bref de tous les mécanismes de domination qui les traversent – à une exception près : il suffit qu’un personnage féminin ait un tant soit peu de libre-arbitre et d’esprit critique pour que le roman soit qualifié de “féministe”. »

La barre est basse

Effectivement mes romans Toutes des filles en jaune et Le brasier sont souvent qualifiés de féministes. Le premier a comme point de départ l’agression d’une jeune femme par un homme, en pleine rue, et développe les conséquences de la mise en ligne de la vidéo de cette agression, sous le regard de trois témoins (dont un jeune homme). Dans le second je tente de livrer une autre interprétation qu’en a fait Andersen des motivations et personnalités des personnages féminins dans le conte des cygnes sauvages.

Ce qui peut être perçu comme étant féministe dans ces deux romans, c’est cela : je suis une femme et j’ai écrit l’histoire de femmes qui refusent d’être considérées comme des serpillères.

Autant dire que la barre est basse.

Un roman ne livre pas une Vérité

Pour autant, dans aucun de ces deux romans je ne livre une Vérité, parce que ce n’est pas pour moi ce que doit faire un roman, qui doit juste raconter une histoire, de la manière la plus réaliste ou au moins cohérente qui soit. Ce que je fais dans ces deux romans, c’est embarquer mes lecteurs et lectrices dans un récit avec des personnages particuliers aux choix particuliers, à qui il arrive des choses particulières. Jamais aucune voix, quelle que soit sa fonction narrative, ne dira à la fin : « Cher lecteur chère lectrice, suite à cette histoire exemplaire, voilà ce que tu dois penser ». Non. La fonction du roman est de donner à réfléchir, pas de livrer une Vérité (que je ne détiens pas).

(Je fais une petite parenthèse pour spécifier que les 2 tomes de Renversante ne sont pas des romans. Ce sont des pamphlets, écrits dans le but avoué de convaincre d’une réalité chiffrée, étayée et dont je suis sûre et certaine : la société actuelle est sexiste. Il en résulte deux ouvrages résolument féministes, là oui, aucun doute là-dessus).

Une étiquette qui minimise une oeuvre

Mais mes romans, eux, sont-ils féministes ? Honnêtement l’étiquette, sans me heurter (je suis féministe, et je milite pour que cela cesse d’être un gros mot), m’interroge et je crois me dérange.
Pourquoi ? Parce que 1, je pense que c’est faux, 2, je constate que cette étiquette est surtout très, très instrumentalisée pour décrédibiliser un ouvrage. Un roman qualifié de féministe va immédiatement perdre aux yeux de certaines et certains sa valeur d’oeuvre littéraire. Il sera perçu comme un outil de propagande, très éloigné de ce qu’est la vraie littérature. Il sera taxé de « bien-pensance », « manquant de subtilité », « idéologique », etc.

Le cas de Toutes des filles en jaune est exemplaire à ce propos : j’ai surtout voulu y raconter comment une jeune femme est freinée sur la route de son élévation sociale. Il lui arrive cette agression sexiste, certes, mais pas seulement. J’ai eu envie de raconter la somme des freins qu’elle rencontre, et son origine sociale défavorisée est sans doute encore plus un frein que cette agression. Sauf qu’elle s’y ajoute, comme un point d’exclamation.
Ce roman a-t-il été qualifié d’anti-classiste ? JAMAIS. Par PERSONNE (et tant mieux, je m’explique ci-dessous)
De féministe ? Quasiment par tous ceux et toutes celles qui l’ont chroniqué.

Et je ne leur en veux absolument pas, au contraire c’est extrêmement bienveillant et laudateur la plupart du temps. Ces chroniqueuses et chroniqueurs n’ont eu à aucun moment idée que l’étiquette « féministe » pourrait nuire à l’image de mon roman… Et pourtant…
Cela a réduit mon roman à une seule de ses facettes, en la figeant qui plus est sous un mot (le terme féministe) qui ne convient pas à un roman, selon moi.

Deux phénomènes parallèles

Voici ce qui se passe : concomitamment deux phénomènes.
– la promptitude à étiqueter comme féministe des récits faits par des femmes, qui mettent en scène des héroïnes qui possèdent une dignité un peu supérieure à celle d’un pot de chambre.
– la difficulté à reconnaître les autres mécanismes de domination relatés dans un roman.

Je ne sais pas ce qui est le pire entre les deux, je dois bien dire.
Mais je penche pour le premier phénomène. Voilà pourquoi.

Un roman (anti)raciste, ça existe ?

Un récit comme The hate you give (censuré aux Etats-Unis), a rarement reçu l’étiquette de « antiraciste ». Ca voudrait dire quoi, un « roman antiraciste » ? Ca paraît absurde, pas vrai ? Pourquoi ? Parce qu’on espère bien qu’il n’existe aucun « roman raciste » !!! Mais aussi parce qu’un roman raconte une histoire, qui peut montrer ce que provoque le racisme par exemple, qui peut en parler, mais qui ne sera pour autant jamais comparable à un tract militant pour une cause, si louable soit-elle. Ne pas parler de « roman antiraciste » n’a pas empêché The Hate you give d’être considéré comme étant un roman qui parle des violences policières envers la population noire. Et c’est d’ailleurs cette critique des violences policières qui a généré la censure. A l’époque on n’a pas osé dire que c’était parce que le roman défendait l’idée qu’une personne noire avait les mêmes droits qu’une personne blanche. La critique aurait paru irrecevable. Par ailleurs, tout le monde a bien perçu que s’y ajoutaient les conditions misérables de vie de cette population noire. Tout le monde a pigé l’intersectionnalité des problèmes.

Autres exemples : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, ou bien la plupart des romans de Toni Morrison. Je n’ai jamais vu/lu quiconque les qualifier de « romans antiracistes ». Ils sont beaucoup plus que cela, et c’est d’ailleurs pourquoi ils sont exposés à la censure. Ils inquiètent les réacs parce qu’ils ont une force un milliard de fois plus importante qu’un tract militant. Pourquoi ? Parce qu’ils racontent la VIE, l’amour, la haine, et la MORT. Personne ne peut lutter contre la VIE et la MORT et ce qu’elles drainent.

Or et a contrario, un récit qui parle de violences exercées sur une jeune femme pas fortunée, qui relate à quel point elle est mal reçue par la police, par exemple, va déranger tout autant, mais on ne va pas s’embêter à dire « oui mais non c’est pas bien de parler de la police en ces termes, pauvres policiers ». Pas la peine. Il suffit de dire : « peuh, ce n’est qu’un roman féministe », présupposant que tous les autres romans pas qualifiés de féministes ont donc une part de sexisme (génial), et présupposant que l’écrivaine qui a commis l’ouvrage a forcément un cerveau atrophié qui l’empêche de voir la subtilité et la complexité du monde par ailleurs. Présupposant surtout que ce n’est PAS un roman, mais plutôt un tract militant sans âme sans vie donc sans réalité. Cela exempte de parler de tous les autres aspects du roman et de lui accorder son épaisseur. Cela le réduit à l’état de rien (le roman féministe) dans un océan de néant (tous les autres romans supposément sexistes, donc). Ce n’est, me semble-t-il, flatteur pour personne.

Voir au-delà de la flatterie

Alors oui, je sais, les étiquettes, ça fait vendre. Et lorsque quelqu’un écrit avec admiration que Le brasier est résolument féministe, j’en suis flattée et heureuse, car cela correspond à mes valeurs, et bien sûr que ces valeurs traversent mes romans. Et oui, je sais aussi, dans un monde où parler d’humanisme ne suffit hélas pas à prendre en compte tous les autres -ismes et à combattre toutes les -phobies, il faut bien les nommer. Mais personne encore n’a jamais dit du Brasier que c’était un roman anti-homophobe (alors que tout le monde a perçu la problématique d’Andersen dans mon récit). Tant mieux, n’est-ce pas, ça ne peut pas exister les romans anti-homophobes, puisqu’il n’existe pas, on l’espère, de romans homophobes… mais pourquoi alors accepter l’étiquette de « roman féministe » ?

Plus ça va plus je me demande si je ne suis pas aveuglée par le compliment que je perçois derrière le terme « féministe »..
Plus ça va plus je suis alarmée à l’idée que cela occulte tous les autres aspects de mon travail en littérature jeunesse.
Et plus ça va plus je crains le jour où, effectivement, on étiquettera un roman comme étant anti-homophobe, ou anticlassiste, ou antivalidiste etc. Ce sera une très très mauvaise nouvelle pour les LGBTQ+, les personnes venant de milieu défavorisé, les handicapés, etc…

Solution ?

Deux solutions face à ça :
1. j’écris des romans plus « subtils » aux yeux des réacs = avec des héroïnes qui s’écrasent ou qui souffrent et se sacrifient avec panache, et des héros dont on explore tous les côtés sombres pour mieux les comprendre. Je vois très bien comment je pourrais faire ça sans que ce soit de la dark romance, de manière intello dirais-je, en traitant toutes les autres thématiques qui me travaillent… Exit la « bien-pensance » (= penser que les femmes sont des êtres humains qui peuvent exister au premier plan), ouf.
2. Ou bien je continue de livrer les récits qui me fouillent les tripes, en explorant tous les mécanismes de domination à l’oeuvre dans notre société, avec des filles et des femmes qui luttent d’une manière ou d’une autre dans un monde tel que je le vois, tel que je le vis, mais aussi avec des garçons et des hommes pas forcément blancs, pas forcément riches, pas forcément hétéros, pas forcément virilistes, qui luttent aussi, autrement, tout aussi âprement. Tout en espérant que l’on verra que je traite ainsi de problématiques intersectionnelles et universelles, pas seulement féministes, et ce même si l’héroïne principale est une femme possédant un peu d’amour-propre et douée d’un peu d’ambition.

Devinez quelle solution je ne choisirai jamais ?
Dans l’attente, et dans l’espoir, qu’un jour on ne présupposera plus que la norme du roman est le roman… pas féministe (= le roman sexiste ?).

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