« Pourquoi », demanda-t-elle, « si les hommes écrivent de pareilles inepties, est-ce que nos mères ont gâché leur jeunesse en les mettant au monde ? »

Nous restâmes toutes silencieuses, et, dans le silence, on percevait encore les sanglots de la pauvre Poll : « Pourquoi, pourquoi mon père m’a-t-il appris à lire ? »

Clorinde fut la première à reprendre ses esprits. « C’est de notre faute », dit-elle. « Chacune d’entre nous sait lire. Mais personne, sauf Poll, n’a jamais pris la peine de le faire. Pour ma part, j’ai tenu pour acquis que le devoir d’une femme était de passer sa jeunesse à avoir des enfants. Je vénère ma mère d’en avoir porté dix, encore plus ma grand-mère qui en a porté quinze ; mon ambition à moi, je l’avoue, était d’en avoir vingt. Nous avons traversé toutes les époques en pensant que les hommes étaient tout aussi laborieux, et que leurs œuvres étaient tout aussi méritantes. Tandis que nous engendrions les enfants, ils engendraient, pensions-nous, des livres et des tableaux. Nous avons peuplé le monde. Ils l’ont civilisé. Mais à présent que nous savons lire, qu’est-ce qui nous empêche de juger les résultats ? Avant de mettre un autre enfant au monde, nous devons jurer de découvrir ce que le monde est réellement. »

C’est ainsi que nous nous constituâmes en une association destinée à poser des questions.

Une association, de Virginia Woolf, 1921, dans Lettre à un jeune poète, Rivages Poche

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