LE MOT RONCE, DIS-TU
Le mot ronce, dis-tu ? Je me souviens
De ces barques échouées dans le varech
Que traînent les enfants les matins d’été
Avec des cris de joie dans les flaques noires
Car il en est, vois-tu, où demeure la trace
D’un feu qui y brûla à l’avant du monde
– Et sur le bois noirci, où le temps dépose
Le sel qui semble un signe mais s’efface,
Tu aimeras toi aussi l’eau qui brille.
Du feu qui va en mer la flamme est brève,
Mais quand elle s’éteint contre la vague,
Il y a des irrisations dans la fumée.
Le mot ronce est semblable à ce bois qui sombre.
Et poésie, si ce mot est dicible,
N’est-ce pas de savoir, là où l’étoile
Parut conduire mais pour rien sinon la mort,
Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir
L’amande de l’absence dans la parole ?
Yves Bonnefoy est mort il y a 2 jours (la même semaine qu’Elie Wiesel et Michel Rocard).
J’ai particulièrement aimé ces ouvrages :
(dont je parlais ici, mais il y a aussi là).
Et pour l’hommage, puisque ce poète et critique d’art et parfois même traducteur m’a accompagnée au fil du temps, voici des articles que j’avais postés sur un autre blog plus ancien – eh oui, je suis une blogueuse de la première heure :
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Article du 8 novembre 2010
Titre : Cette réalité rugueuse à étreindre
Merveilleux livre d’images…
Les mots d’Yves Bonnefoy, dans ce livre de prose poétique, sont des mots d’aube, qui ont rencontré, pour s’en tenir tout près, mes interrogations et préoccupations du moment. Je cherche, actuellement, une posture de « présence ». « Rendre le monde au visage de sa présence ». Dans ce livre, Yves Bonnefoy donne à la présence des résonnances et des significations mutlipes. C’est une possibilité de synthèse entre réel et surréel. C’est de l’immortalité sentie au coeur même de la finitude.
Cela, cette dernière phrase, a beaucoup de sens pour moi.
« Vivre dans l’intensité d’un lieu particulier, d’un moment précis ».
Et ce sont des images. J’ai cru comprendre que Bonnefoy avait un rapport aux images très complexe, assez paradoxal.
« Toute image est une particularité qui se crispe, par peur de la finitude. »
« Que de dualismes nocifs, entre un ici dévalorisé et un ailleurs réputé le bien, que de gnoses impraticables, que de mots d’ordre insensés ont été répandus ainsi par le génie mélancolique de l’Image, depuis les premiers jours de notre Occident, lequel réinventa la folie, sinon l’amour ! »
Guerre de l’image contre la présence.
« Le grand art » il le définit ainsi : « C’est de ne pas oublier l’ici dans l’ailleurs : le temps, l’humble temps du vécu d’ici, parmi les illusions de là-bas, cette ombre d’intemporel ».
Mais il finit par reconnaître en elle, l’image, une forme naturelle du désir, et accepte de la réintégrer au vivant. Le travail du poète, c’est de revisiter l’image, tout comme il s’agit d’éprouver une vérité inusitée du langage. C’est travailler sur le fil du possible et de l’impossible. « Expérimenter l’impossible », est-ce que ce n’est pas ce que l’on fait toujours lorsqu’on regarde une image ? (là, c’est moi qui pose la question).
Pour moi, ce livre fut un pur plaisir, pour les oeuvres d’art qui l’illustrent, et pour ce cheminement de pensée que nous offre Bonnefoy, partant de l’enfance. C’est une quête entre l’ici et l’ailleurs, le réel et le surréel, le désir d’exil et l’amour de la nature où l’on se trouve, le possible et l’impossible, accompagné par les artistes aimés… Ce fut une lecture importante car me démontrant que chacun cherche. L’exigence de Bonnefoy : être là, est le fil et l’objectif de sa quête, et l’on voit que ce n’est pas facile, qu’il y a tâtonnements, égarements, réflexions, et une solution possible dans le travail du poète. Le poème comme lieu éthique. Le poème comme « un état naissant de la plénitude impossible ».
Ce livre : une rencontre me permettant de questionner mieux ma pratique des jours.
Ma pratique de l’écriture : « l’écriture pourra se révéler le creuset où, par une dialectique de l’exister et du livre – l’action et le rêve réconciliés !- la présence va, non seulement advenir, mais approfondir son rapport à soi » (Le nuage rouge).
… Et ma pratique des images…
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Article du 4 novembre 2010
Titre : La vie est simple, si la parole est complexe
« … Mais l’art n’a pas à tendre un miroir au feu qui prend, il doit essayer de l’éteindre, jusqu’au dernier moment et même après celui-ci encore. Et il le fait, -pensez au cinéma, par exemple. Un grand problème, que nous n’avons pas évoqué, fut l’apparition de la photographie à la fin de l’époque romantique, ce qui n’est pas que coïncidence: car cette technique portait un coup terrible à la conscience de soi. Pourquoi? Parce que ce qui apparaissait, sur la photographie de quelqu’un, c’étaient deux verrues et cette distance de trois centimètres entre elles. Là où le peintre avait cherché à comprendre le rapport à soi d’un être parlant, à dire l’orgueil, la fougue, le souci spirituel, la naïveté touchante, voici qu’un constat irréfutable faisait venir en avant ce qui n’est que comme surface, ne signifie que comme matière, prétendant cependant: ceci, c’est vous, ne dites pas non, et d’ailleurs s’il vous advenait de changer vos traits, vous seriez suspect devant la police, vous auriez contredit votre carte d’identité. La photographie substitue l’identité par dehors à l’idée de celle que l’on peut explorer, approfondir, transmuter peut-être, par le dedans de soi-même. Et ce n’est donc pas parce qu’elle concurrençait les moyens de la peinture que la photographie en a modifié le cours, mais parce qu’elle en a déconsidéré les tâches: démoralisant le portraitiste, privant le peintre de paysage de ressentir l’unité cosmique sous l’entassement des arbres, des pierres, des eaux, tous retenus sur la pellicule au même degré de simple apparence….
Mais à peine attaqué, l’art contre-attaque, il l’a fait du sein même de l’activité du photographe avec d’authentiques artistes comme Nadar et bien d’autres, car il y a un art en photographie, un art qui par son intuition de la spontanéité des êtres, de leur présence, à un instant, dans un lieu, est même au premier rang aujourd’hui de cette attestation du sens que je déplorais de voir menacée chez les disciples de Picasso.
Nadar, photographie d’Edouard Manet
Et à échelle plus vaste encore, c’est toujours l’art, c’est ce grand projet vieux comme le monde, qui a pris possession de la technique photographique elle-même en l’inscrivant dans celle plus large qu’est l’enregistrement cinématographique, capable, lui, non seulement de la captation du dehors des choses, mais d’une saisie du temps, et donc de la fiction, donc de la recherche du sens. La nouvelle pratique a réparé le mal qu’aurait pu faire la précédente. Elle a donné lieu à un art qui a retrouvé naturellement la capacité épique et épiphanique des peintures murales du moyen âge.
Rothko
Et qui brise aussi, et heureusement, le monopole exercé sur le regard par la société occidentale. En fait, c’est peut-être sur cet écran que peut revivre aujourd’hui ce que notre siècle de soupçon du discours, d’accusation des valeurs, a perdu de vue: le fait que la vie est simple, si la parole est complexe. Et ce devrait être là mieux comprendre ou, disons mieux, comprendre à nouveau la grande capacité d’espérance qui dans la peinture depuis Giotto donnait des couleurs au monde, y faisait saillir de la nuit la beauté des arbres et des cimes, des corps bien sûr et des visages.
L’art du passé est notre grande réserve, autant que la nature, pour cette Renaissance profonde qu’il faut tenter, même si c’est à la veille du dernier jour. »
(Yves Bonnefoy)
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Article du 30 octobre 2010
Titre : Et dans le vide projeté
sur la toile blanche du monde
il va faire quelque chose
il est décidé
pour le moment
il marche quoique indubitablement oiseau et fait pour voler
mais le vol n’est pas à l’horizon
pas pour lui
sur sa droite
en l’air
un insecte à deux paires d’ailes
l’asticote d’idées d’ascension
vraiment?
est-ce qu’une petite sauterelle
ses leçons de vol pourrait profiter à une outarde?
non
aussi ne tourne-t-on pas la tête
on va plutôt prendre conseil d’un arbre
(plus réaliste un arbre
plus à l’essentiel
à tenir d’abord
à s’enraciner)
d’un arbre
pour qui
sucer la terre et le dur gravier
c’est déjà la vie en rose
Henri Michaux, Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki
Je vois souvent chez Zao Wou-Ki l’eau et le feu, je vois l’air et la terre: agents de desruction, de métamorphoses, de disséminations, de germinations, mais grandes figures aussi de notre idée de la terre ; et dans leurs expansions et leurs plissements je vois même parfois des bribes d’horizon, des entrevisions de végétaux ou de pierre.
Yves Bonnefoy
Au commencement est le vide
et dans le vide projeté
le bras tend son cou courbé
les encres de Zao Wou-Ki sont fondées sur
leur propre substance et
le vide
pas de projet directeur pas de schéma de dessin
rien que le désir
ou plus exactement la pensée
de peindre
Bernard Noël
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Article du 19 juin 2011
Titre : Hier, l’inachevable
notre vie , ces chemins
qui nous appellent
dans la fraicheur des prés
ou l’ eau brille
nous en voyons errer
au faite des arbres
comme cherche le rêve , dans nos sommeils
son autre terre
ils vont leurs mains sont pleines
d’une poussière d’or
ils entrouvrent leurs mains
et la nuit tombe
Yves Bonnefoy
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Article du 16 juin 2011
Titre : Les âmes qui tournoient
Nous aussi, et le monde qui peine, nous passons
Là, parmi les âmes qui tournoient
Avant de s’effacer comme les eaux rapides
De l’hiver sans couleur
Parmi les étoiles qui passent une autre écume
Une femme s’attardait
Près de Dieu
Lui, Il a fait de l’Univers un grand chemin d’herbe
pour ses pas vagabonds
W.B. Yeats,traduction Bonnefoy
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Article du 4 novembre 2012
Titre : Davantage le Je qui cherche et moins le moi qui se perd
(C’est moi qui ai mis certains passages en gras, dans ce texte qui me parle de façon lumineuse).
Yves Bonnefoy, extraits de la préface de Racconti in sogno, l’édition italienne des Récits en rêve, dans la traduction de Cesare Greppi (Milan, 1992). Repris dans l’Imaginaire Métaphysique, Seuil, 1999 :
Récit en rêve: une entrevision d’aspects du monde ou de moments de la vie, mais déformée par le flux des condensations, des déplacements, des symbolisations inconscientes que l’activité onirique opère. Or, c’est en Italie que j’ai appris, non à rêver – cela vient avec le langage – mais à attendre du rêve ce qui va faire la preuve que l’existence a un sens.
Cette proposition pourra étonner; et d’abord paraître obscure. Mais remarquons qu’il y a deux niveaux dans les hantises de la parole inconsciente. Un, bien connu, très étudié, qui est celui des besoins, des désirs, des craintes, de l’être en société, de son corps, ce que l’on nomme l’éros, pour l’essentiel; et là c’est rencontrer l’être concret que nous sommes -et même comme personne, dans les dédales de notre relation à d’autres personnes- mais, tout aussi bien, devoir le constater peu de chose : ce qu’est, si même on peut dire ainsi, une personne, précisément, cette différence qui se raidit dans la grande vague qui la roule mais pour y être emportée et noyée d’autant plus sûrement et plus vite. Monde d’auto-illusionnements, de fantasmes, où foisonne le rêve que j’appellerai ordinaire, celui qui tente d’apaiser les conflits ou de pallier les désirs par des représentations symboliques, puisées dans les ressources des mots. Un rêve qui a de quoi retenir l’attention du thérapeute, mais ne peut nullement suffire à la réflexion de la poésie.
Mais dans ce rêve peut affleurer, me semble-t-il, peut même parfois s’imposer à l’esprit ou au cœur, une aspiration d’une tout autre nature. Là même où les faims primaires ont accepté de se plier aux structures et aux catégories du langage, de recevoir de celles-ci leurs objets, de considérer leurs propositions de sublimation symbolique, là où elles se sont donc empiégées, du fait de la conceptualisation inhérente à la parole, dans une lecture du monde qui a fragmenté celui-ci, là maintenant un besoin de totalité, d’unité, de retour au sein de cette unité s’affirme, prenant conscience de soi, se ressentant plus originel que tout autre désir de l’être parlant. Et dans ce que ce besoin plus profond éprouve donc comme les ruines de l’être, autrement dit dans ces signes et ces images dont il voit que l’éros ou l’action se servent à courte fin, une voie lui paraît s’offrir, qui tend à de l’immédiat par la critique des apparences. C’est cette intuition qui dans le flux onirique dégage parfois l’horizon, découvre des signifiants à nouveau capables de jeter des ponts vers le simple. Et c’est elle et ce sont ces signifiants qui intéressent la poésie, dont la plus intime des tâches sera d’en prolonger le travail dans la parole consciente.
Indispensable est-il donc, quand on commence à écrire, de savoir reconnaître au plus intime de soi le désir de présence au monde ; mais ce n’est pas dans notre siècle que cette réminiscence est la plus facile, fasciné comme a été ce dernier depuis Freud par les rapports de captation réciproque que se nouent entre les mots, la sexualité et le langage. Il y a bien en nous les souvenirs de l’enfance: de ces commencements de la parole où la conceptualisation était encore inachevée, lacunaire, un voile que déchirait aisément la lumière de l’évidence. Mais l’éducation moderne, qui fonde sur la pensée conceptuelle, ne veut retenir que les représentations et notions qui assurent la cohérence de celle-ci : ce qui va faire le jeu de l’éros comme je viens de le définir, cet allié des concepts dans la construction d’un monde.
L’Italie, en revanche, m’aida beaucoup à me souvenir qu’il y a sous les représentations auxquelles nous voue cette parole ordinaire -et que celle-ci se veuille rationnelle ou s’accepte fantasmatique- la présence d’une réalité en sa profondeur indéfaite et susceptible, à ce niveau de son unité, de nous parler de façon tout autre.
Quand je vis se dresser devant moi, un inoubliable tout premier soir à Florence, la bouleversante façade de Santa Maria Novella, puis la masse sévère mais silencieusement respirante d’Or’San Michèle, ce fut à tous les points de ma conscience du monde comme si l’Un se dégageait du multiple -qui est moins pluralité des parties qu’enchevêtrement des approches- et ce fut donc tout aussitôt la pensée, que dis-je, la certitude qu’un seuil pouvait s’ouvrir dans l’emploi des mots aussi bien, ce qui confirmait brusquement ce que j’attendais de la poésie. Celle-ci serait la parole comme il faut, hélas, que nous la vivions, nouée par le désir ordinaire en des réseaux de concepts : mais tout autant et d’abord la mise en question, le déchirement de ce voile.
Je pensai ce soir là que j’avais compris la façon, essentiellement poétique, dont Plotin posait le problème de l’expérience mystique, lui qui fut le contempteur autant que l’ami des essences, ces grandes structures de la conscience de l’être que nous devons, évidemment, à celles qui font le langage; et je vis s’ouvrir au-delà de ce platonisme plotinien, dialectique, ouvert autant que lucide, ancré dans l’existence autant que détourné d’elle, tout un espace, ici méditerranéen, pour l’esprit. Enivrement: sentiment aussi d’une tâche, de laquelle je ne croyais d’ailleurs pas, même en ces jours de découvertes précipitées -car bientôt j’étais à Ravenne- qu’elle serait facile à reprendre.
Mais déjà l’architecture d’Alberti ou la peinture de Piero della Francesca ne s’élançaient pas vers l’indéfait -vers l’Un- de façon directe : le traçé, sur le mur ou l’épure produit mais emprisonne les formes. Ces artistes d’une musique savante rêvaient de l’Un, rêvait l’Un, plus qu’ils ne pouvaient le rejoindre. Et dès aussi leur moment, chez Paolo Uccello, puis assez vite après eux chez les peintres maniéristes, un imaginaire violent se déchaîna même, au-dessous du lucidus ordo du grand art monumental, faisant ressurgir l’éros à tous les points d’une création à nouveau romanesque, désordonnée, seulement nostalgique de l’unité qu’annonçait vainement le platonisme des philosophes. Si bien que la civilisation des siècles qui firent la Renaissance fut donc aussi une expérience d’exil, au miroir de laquelle nous ne pouvons que nous reconnaître. Mais cet aspect qui peut sembler décevant permet en fait d’autant mieux d’en recevoir des enseignements; et dans cette forêt même, parfois obscure, nous pouvons nous croire guidés. Alberti ne fit pas qu’éveiller en moi le grand désir; en me le montrant presque inaccessible il m’encouragea, il me parut qu’il me proposait son aide.
Et d’autre part, à côté de ces édifices qu’un art majeur avait bâtis dans les grands centres politiques ou religieux, et de même à l’arrière-plan des retables que des peintres particulièrement avertis avaient éclairés de leur intuition surprenante, il y a aussi en Toscane, en Ombrie, dans les Marches, nombre d’églises de moindres villes ou des campagnes dont les proportions des parois et les peintures à fresque reflètent les inventions des grands maîtres dans une pierre en ces lieux plus grossièrement taillée ou une imagerie aux procédés plus rustiques: un trait parfois même gauche, dans simplement quelques couleurs claires.
Or, et c’est là une dialectique qui fut aussitôt mon bonheur autant que mon illusion, cette déformation d’un art en d’autres occasions plus élaboré peut en venir à paraître -lue tout à fait à rebours par un voyageur qui s’imagine rentrer d’exil- non l’amoindrissement d’une grande recherche mais son approfondissement, au contraire, accompli d’une façon décisive. Ce qui dans l’œuvre plus humble atténue l’acuité des proportions et des formes, ce qui en altère le beau contour ou en trouble les symétries, peut sembler être -tremblement au bord de la perfection- l’expression d’un désir intense d’atteindre dans le grain de la pierre ou la fusion des couleurs à l’absolu qui s’y dérobait, et ainsi exprimer une prescience plus haute encore que dans les œuvres premières : prescience, si ce n’est science, qui appelle l’esprit à un surcroît d’exigence, laissant presque paraître qu’un pas de plus, décisif, a été fait sur la voie.
Éclairés par une dévotion plus proche du simple et -à cause de traditions du paganisme restées vives dans les campagnes- mieux avertie des arcanes de l’être-au-monde, ces maçons, ces imagiers de village n’avaient-ils pas eu l’intuition de l’unité d’une façon plus intime, ne s’en étaient-ils pas approchés d’une façon plus mystérieusement efficace, par d’autres voies de l’esprit, que les artistes trop simplement géomètres des métropoles ? Ce qui fait qu’à partir de tels intenses reflets de l’art de Florence ou de Sienne jusqu’à tels autres, parfois reflets de reflets en miroirs plus profonds encore très loin, là-bas, dans l’Italie des collines herbeuses, il y aurait – initiatiquement, labyrinthiquement mais toujours dans des lieux réels – tout un chemin à se proposer, à s’ouvrir peut-être? Quel projet d’avenir pour la conscience enfiévrée d’un voyageur de sorte nouvelle, celui qui pourrait espérer accéder un jour, par quelque porte basse sur une place déserte dans un village oublié des historiens et des guides, à une présence soudain totalement révélée !
Une illusion, bien sûr, non certes cette façon de s’attacher à des œuvres, à des images, mais l’idée que l’on puisse aller par des voies dont elles seraient les balises jusqu’à la transmutation ultime de la représentation en de la présence. Encore que Monterchi existe, il n’y a pas dans les arrière-contrées de la civilisation italienne de villages où l’absolu brûlerait calme et droit, comme une lampe sur une table. Et vouloir vraiment découvrir ce lieu, ce ne serait que se vouer à errer, prisonnier comme jamais des fantasmes les plus quelconques. Le désir de l’unité ne se dégage des intrications de l’éros que par un travail de la personne sur celui-ci, et par des chemins qui se portent vers l’intérieur de ce que nous sommes.
… Ce qui fut de grande importance pour moi, dans cette première rencontre des cultures locales du Trecento et du Quattrocento, c’est que l’aspiration qu’elle agita un moment en moi ne se fit ainsi un mirage qu’en le faisant s’attacher à des lieux réels, dans l’étendue d’un pays réel: ce qui me rendit une liberté.
Réprimé comme il l’est toujours par l’éros – par le rêve d’avoir -le désir d’être ne peut donc se manifester que sur cette scène d’un rêve, comme une variante de celui-ci: or, voici que ce rêve dans le rêve comme j’étais conduit à le faire avait pour signifiants, pour points d’appui de sa réclamation difficile, des lieux, des peintures qui en dépit de cette fonction onirique étaient tout de même bien de ce monde -villages au crépuscule, fresques écaillées, carrefours herbeux d’une campagne encore peu pénétrée- et me rappelaient ainsi, tout en m’abusant par une chimère, l’irremplaçable beauté, et saveur, de ce qui est. Sur le chemin du lieu irréel, introuvable, l’herbe était réelle, elle montrait d’autant plus intensément sa couleur, répandait d’autant plus intensément son odeur que le vrai lieu paraissait plus proche. Sur la paroi de palais ou d’église où se dérobait le Nombre absolu la pierre avait son grain, son usure, toute sa qualité de substance: réalité immédiatement sensorielle, ce champ où se hasardait l’espérance.
La relation ambiguë de l’art et du lieu en Italie m’a rendu le monde. Et c’était là retrouver, et nourrir, un pressentiment que m’avait permis, dans cette fois les années de petite enfance, un regard déjà tourné vers l’horizon, villages, lieux dont la nature inconnue de moi, c’est-à-dire encore non expliquée, non réduite aux catégories et savoirs de la pratique ordinaire, était en cela le refuge d’un absolu qui se retirait du monde, et m’attirait, mais tout en restant la chose réelle comme la connaît la nature. À sept ans, ou huit ans, j’avais lu une version abrégée, très abrégée, des Mille et Une Nuits, j’avais été frappé par le Sésame, ouvre-toi! Regardant dans la direction d’un certain village, en aval sur le Lot, dont le nom bizarre m’était apparu un signe, je me répétais: Saint-Cirq la Popie, ouvre-toi! Et c’était donc la même vallée qui à la fois m’apparaissait autre et restait la même. L’Italie m’a rendu ces souvenirs oubliés, en a confirmé la part d’attachement au réel qui se dérobait dans le rêve, m’a permis de lutter contre le fantasme autant que d’en enrichir le vocabulaire, m’a donc aidé, oui, et peut-être même comme je l’attendais de la fresque ultime, dans le village perdu, sauf qu’il me fallait encore apprendre à déchiffrer autrement, à déchiffrer en moi-même, la nature de ce secours. La France inachevée de mes années d’avant le plein du langage a reparu dans l’Italie encore mal connue, fabuleuse -et de ce fait d’ailleurs également maternelle- de mes premiers voyages en Toscane, en Ombrie, à Rome; ce qui m’a permis de me réunir à moi-même, d‘être davantage le Je qui cherche et moins, un peu moins, le moi qui se perd.
D’où, j’y reviens, le trouble que je disais tout à l’heure, celui de voir que ces pages qui doivent tant à l’Italie mais furent tout de même écrites en français, sont maintenant traduites dans l’autre langue. Je ne puis oublier que les cultures nationales, tout autant que les individus, ont leurs fantasmes, au plan de ce désir que j’ai nommé ordinaire, au plan de l’éros; que ces fantasmes s’impriment dans le tissu des connotations des vocables apparemment les plus communs, les mieux associés aux choses simples, particularisant donc ces mots, les vouant à des représentations bien définies, à telles formes de la mémoire plutôt que d’autres; et que je n’aurais donc pu, écrivant en italien, obéissant à ces autres leurres, aller de même façon dans mes rêveries ou mes anamnèses. Avec la même intention mais aussi mes propres chimères je n’aurais pas écrit les mêmes récits en rêve qu’un écrivain né dans la langue de Dante mais celle aussi, disons, de Sannazaro. Et les phrases de Cesare Greppi me posent donc des questions, me font des suggestions, auxquelles en vérité j’accorde grand prix, auxquelles je suis tenté de m’attacher, mais non sans quelque inquiétude.
En bref, me lisant en italien, me sera-t-il donné de revivre le mouvement d’espérance que j’avais senti se former en moi en Italie même ? D’entendre à nouveau l’ouvre-toi ! que l’art italien, réel et imaginaire, avait retrouvé dans les sables de mon enfance ?
Eh bien je suis tout à fait prêt à le croire. De quelle force d’appel est pour moi l’Italie ! Et quel saisissement, quelle émotion, il n’y a pas tant d’années encore, quand, traversant la Toscane aux jours de la grande alluvione, la crue restée tristement fameuse, je lus dans un journal à Bologne: L’ondata di piena e passata per Pontelagoscuro! Quel rythme dans cette phrase, inaugural ! Quelle plénitude des mots, éclairée du dedans par la lumière noire de l’admirable nom, qui donne envie de tout abandonner, de partir!
Quelle promesse que, là, Dieu sait où dans les marges de ce qui est, un absolu de présence va combler à jamais le gouffre des songes ! J’ai découpé ce titre dans le journal, je l’ai toujours auprès de moi à Paris, collé au dos de la porte d’un petit meuble.
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Article du 19 janvier 2012
Titre : Chant par-dessus chant
Il est si facile de se mettre à mal rêver, quand l’horizon est trop loin! Ou quand il est tout à fait bas sous les buissons d’une vaste plaine ou, pire, quand à bonne distance il enchevêtre des collines peu élevées où jouent des ombres et des rayons avec ici ou là un champ de vive couleur.
Si autres que les nôtres sont alors son étincelance, ses flaques, ses restes de nuit incompréhensibles dans ce qui semble ses failles!
On peut imaginer qu’il n’est pas une ligne mais un pays, avec un peu de celui-ci en deçà, de notre côté, et un peu de l’autre. Pays dont les choses, les habitants, que l’on aperçoit avec des jumelles, sont, d’évidence, occupés à une vie tout à eux, une vie ni d’ici ni d’ailleurs, ni du monde connu ni des mondes de l’inconnu. Qui sont ces êtres? Nos chemins ne mènent plus jusqu’à eux. Et leurs chemins à eux ne vont guère loin, de l’autre côté, là où c’est notre pays d’ici que nous retrouverions à mesure si nous allions par là-bas, traversant sans le voir l’espace où l’autre pays se situe.
Yves Bonnefoy, Remarques sur l’horizon, Lausanne, 2003, repris dans La longue chaîne de l’ancre, 2008
Je ne sais qui se rassemblera pour cette œuvre en commun / et si nous construirons avec ces lauses / de nouveaux fronts brillants / Lauses de ces monts chargés de patience / les têtes dans les nuages et le pieds dans le brouillard.
Lauses, lauses syllabiques / mises au carré par les coups de maillets / vendues tant la coudée, posées tant à l’heure / côte à côte, chant par dessus chant / en travers les planches, à peine sciées, mélèze ou châtaignier sauvage / bien logées sur les chevrons disposés / sur la faîtière taillée droit / posée dans un cri / à la cime du mur du chalet d’alpage / construit sur la lisière de ce / monde, seulement malade nous.
Claudio Salvagno
Quand tisonner les mots pour un peu de couleur
ne sera plus ton affaire
quand le rouge du sorbier et la cambrure des filles
ne te feront plus regretter ta jeunesse
quand un nouveau visage tout écorné d’absence
ne fera plus trembler ce que tu croyais solide
et l’oubli dit adieu à l’oubli
quand tout aura revêtu la silencieuse opacité du houx
ce jour-là
quelqu’un t’attendra au bord du chemin
pour te dire que c’était bien ainsi
que tu devais terminer ton voyage
démuni
Nicolas Bouvier
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Article du 29 juin 2011
Titre : Regarde
Regarde la divinité
Qui bêle sous l’apparence d’un agneau
Près de la fourgonnette
Yves Bonnefoy, Robert Doisneau
Je pense à l’herbe
d’avant l’humanité, d’avant le langage.
À un espace d’herbe où aurait dormi une bête, et qui en garda alors, insue de toute conscience, la forme, pour un instant.
Est-ce là qu’à l’aube de l’esprit, dans un regard sur une herbe encore couchée, forme vague, révélatrice pourtant, présence en l’absence même, se forma la première idée de ce qui peu à peu se substitue au monde, le signe ?
Que l’on voudrait que nos signes aient ainsi leur lieu dehors, dans l’herbe de la montagne !
Yves Bonnefoy, la vie errante
Laure Hinckel
4 juillet 2016Merci Florence pour ces beaux textes! J’emporte un de ses recueils avec moi cet été…
FH
4 juillet 2016Bon séjour ! Bises