L’histoire de Judith Godrèche remue, tout comme celle de Vanessa Springora le fit, mais je crois qu’elle a une résonance très particulière chez les femmes de leur génération. J’ai exactement le même âge qu’elles et l’identification est forte. J’ai par exemple été bouleversée de voir, quasiment en temps réel, le dévoilement progressif du traumatisme chez Judith Godrèche au travers des médias. Qui peut comprendre parfaitement sa difficulté à dire ce qui fut, en dehors des femmes qui ont vécu leur enfance et leur adolescence à la même époque, dans des environnements sans aucune réflexion féministe ?

Au début de la promotion de sa série Icon of French Cinema, Judith Godrèche refuse de nommer le réalisateur qu’elle met en scène. Dans la série elle-même, elle ne montre que peu les violences (même si ce qui subsiste reste très choquant). Et surtout, ni dans les médias ni dans sa série elle n’ose encore « dire vraiment » ni juger quiconque. Le moment où son personnage ose aller parler à l’homme qui séduit sa fille de 16 ans plonge dans des abimes de perplexité. Pourquoi ne lui dit-elle pas frontalement qu’elle refuse absolument qu’il touche à sa fille mineure ? Et pourtant, c’est peut-être l’une des scènes les plus fortes, les plus subtiles sous couvert de détournement en blague potache, les plus bouleversantes, car entre ici en jeu (chez la réalisatrice tout comme chez son personnage) ce qui l’empêcha de parler jusqu’ici : la crainte de s’imposer, d’imposer sa volonté, d’aller contre le libre-arbitre d’autrui, la peur de se tromper, et même de se prendre au sérieux soi-même.

La série est passionnante car chaque moment que l’on pourrait juger un peu bancal ou ridicule lorsque l’on suit le personnage adulte de Judith Godrèche prouve qu’elle n’a pas fini le chemin vers la compréhension adulte de ce qui lui est arrivé enfant. Je pense par ailleurs qu’elle a elle-même, en tant que réalisatrice, en toute conscience, tourné en auto-dérision ces moments-là, souvent mal compris dans les critiques que j’ai pu lire. Ils ont été jugés ratés alors qu’ils sont parmi les plus intéressants.
Les passages où elle est enfant sont des pépites visuelles et situationnelles. Le choix de l’actrice, aux joues enfantines, suffit presque à montrer le scandale.

Alma Struve (Judith jeune) et Loïc Corbery (Eric), « Icon of French Cinema », épisode 4

Dans la série, on la voit aussi dans le refus de juger/condamner ses parents. Tout ce qui transparait, c’est l’amour. Leur amour même défaillant, le sien. Cela m’a fait penser aux failles de toute une génération de femmes, face auxquelles on a brandi la notion d’amour pour justifier tout ce qu’on leur demanda de subir. L’AMOUR, filial, fraternel, amical ou passionnel, devait passer au-delà de tout, justifiait tout, excusait l’innommable. Pour être aimable en tant que femme, il fallait n’être qu’amour, discrétion, empathie et compréhension. Ne pas juger, jamais, était le mantra à se chanter quotidiennement. Nous devions toutes être des mères Teresa, mais avec une sexualité sans limites. Nous ne voyions même pas que c’était une vision véhiculée, en littérature, au cinéma et dans tous les médias, par des hommes qui ne cessaient de donner leur avis tranché et leurs jugements un peu partout, sans une once de peur d’être ensuite malaimés par les femmes, puisque, de toute manière, elles les aimaient quoi qu’ils fassent ou disent. Et puis leurs jugements et avis étaient encensés et repris et glorifiés par leurs pairs masculins, aucune raison donc de se brider.

Comment ne le voyions-nous pas ? me demandè-je aujourd’hui. Mais c’est toute la force de ce lavage de cerveau à grande échelle des années 80 et 90 : le chantage à l’amour nous rendait aveugles en nous terrifiant.

Dire, parler, dévoiler, s’imposer, se prendre au sérieux, pour les femmes de mon âge, c’était s’exposer à voir l’amour des hommes de la même génération, celle de nos amants, amoureux, frères, et de la précédente, celle de nos pères ou oncles, se muer en répudiation. Se dire que, s’il était capable de disparaître aussi vite, ce n’était sans doute pas de l’amour véritable, c’est tout aussi violent. C’est aussi remettre en cause tout un système et un mode de pensée dans lesquels nous avions fonctionné jusqu’ici (sans que notre consentement soit jamais donné). Imagine-t-on plus grand arrachement ?

Aujourd’hui à peine, Judith Godrèche ose dénoncer la violence des relations sexuelles avec Benoît Jacquot. C’est-à-dire qu’aujourd’hui à peine, je l’imagine en tout cas, elle a compris que cela n’était pas de l’amour, que cela ne pouvait pas en être. Si sa parole se délie peu à peu, c’est que son esprit se rebelle par strates. C’est que celui-ci réussit enfin à admettre, je crois, que ce qu’elle a vécu, ce n’était pas une belle histoire d’amour. Difficile de ne plus pouvoir se réfugier derrière l’écran réconfortant des sentiments. De ne voir que la réalité crue d’années souillées. D’années sans amour. C’est sans doute cela le plus dur, au-delà des violences physiques, c’est accepter qu’en réalité, elle ne fut pas réellement aimée. (Je suis gênée d’interpréter ainsi ce qu’elle vécut mais il faut bien que moi aussi j’ose imposer mon point de vue.)

Il faut voir ces agresseurs d’enfants brandir L’AMOUR pour toute justification, ils le font tous, et cela donne aujourd’hui la nausée. Car nous sommes de plus en plus nombreuses à entendre enfin ceci : je te fais croire que je t’aime pour que tu fasses tout ce que je veux, et si tu ne le fais plus, crois-moi je t’écrabouillerai et tu disparaîtras.

Le chantage fonctionne encore à tout niveau, professionnellement, familialement ou amicalement. Les femmes de ma génération ont (eu) un travail énorme à accomplir pour enfin renoncer à ce faux amour, et d’abord pour accepter qu’il fut faux. C’est seulement lorsque ce renoncement est en marche que l’on ose « voir », d’abord, puis « dire », pour enfin « s’affirmer ». Admettre qu’on a perdu un temps précieux avant ce renoncement est aussi très difficile.

Judith et Vanessa sont comme des soeurs. Même si j’ai eu beaucoup plus de chances qu’elles et que je n’ai rien vécu d’aussi traumatisant, j’ai vécu dans la terreur de ne plus être aimée par (tous) les hommes si j’osais donner un avis différent de leur doxa. J’ai par ailleurs expérimenté leur haine lorsque j’ai osé le faire, comme piqure de rappel pour que je reste bien à ma place. Il faut du courage pour se dire que cette haine ne dissimule pas de l’amour en revers. Pour se dire que c’est tout le contraire de l’amour. Et pour se rappeler que l’amour, lui (ou l’amitié), existe, et est ailleurs – pas en ces hommes-là.

On pourrait alors s’étonner que dans ma bibliothèque je garde précieusement (oui, précieusement), « La prunelle de mes yeux » de Gabriel Matzneff. C’est que ce roman est pour moi une archive de ma propre archéologie. Je me souviens l’avoir dévoré, jeune adulte, et l’avoir beaucoup aimé. J’en ai admiré la prose et la beauté. C’est l’une de ces oeuvres majeures dans la propagande à grande échelle de la fin du XXe siècle pour soumettre sexuellement les femmes, quel que soit leur âge. Quelle oeuvre plus que celle-là exalte autant et aussi bien L’AMOUR ? Quelle oeuvre plus que celle-là fut autant encensée et diffusée par d’autres hommes cultivés et réputés intelligents, et à combien de jeunes filles ou femmes fut-elle offerte ?

Non, Judith, nous ne fumes pas stupides. Nous avons juste été victimes d’un chantage à échelle sociétale : un chantage à l’amour. Or, qui en ce monde peut renoncer à tout amour ?
Heureusement, nous avons réussi à le créer et le débusquer ailleurs, c’est ce que montre aussi cette belle série délicate qu’est Icon of French Cinema.

Article du Monde d’aujourd’hui.

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