Repartie dans mes lectures qui tournent autour de l’être augmenté, l’une des utopies de notre ère, afin de retravailler ma dystopie sur le sujet (à paraître fin aout 2019), je suis retombée sur ce texte de Foucault que j’avais archivé il y a déjà un moment, et qui colle parfaitement (sentiment qu’en ce moment, je ne fais qu’écrire ce qui me trotte dans la tête depuis bien des années). Il n’y a rien d’incroyable dans le fait que cette conférence date de 1966, car l’idée de corps utopique est largement plus ancienne que la virtualité technologique de notre siècle.


« L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. Le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens, eh bien, c’est le pays où les corps se transportent aussi vite que la lumière, c’est le pays où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d’un éclair, c’est le pays où on peut tomber d’une montagne et se relever vivant, c’est le pays où on est visible quand on veut, invisible quand on le désire. S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons….

Mais peut-être la plus obstinée, la plus puissante de ces utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologie du corps, c’est le grand mythe de l’âme qui nous la fournit depuis le fond de l’histoire occidentale. L’âme fonctionne dans mon corps d’une façon bien merveilleuse. Elle y loge, bien sûr, mais elle sait bien s’en échapper : elle s’en échappe pour voir les choses, à travers les fenêtres de mes yeux, elle s’en échappe pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche ; et si mon corps boueux – en tout cas pas très propre – vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté première. Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme ! C’est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile, mobile, tiède, frais; c’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon.Et voilà ! Mon corps, par la vertu de toutes ces utopies, a disparu. Il a disparu comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. L’âme, les tombeaux, les génies et les fées ont fait main basse sur lui, l’ont fait disparaître en un tournemain, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et me l’ont restitué éblouissant et perpétuel. »


Michel Foucault, « Le Corps utopique », Conférence radiophonique, 7 décembre 1966 sur France-Culture. Repris dans Le Corps utopique, les hétérotopies (lignes , 2009)

Je lis aussi cet excellent Hors série de Libé sur l’IA, avec du Enki Bilal en couverture, dont j’ai tellement aimé les BD quand j’étais jeune adulte – ah, la trilogie Nikopol !- (oui, depuis des années, donc…)

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Autre information, celle-là inintéressante et sans importance aucune : mon blog auquel je reste très attachée pour son côté pérenne et sans vitesse, change de nom : de Petite mécanique il reprend le nom d’un de mes blogs parallèles abandonnés, La mécanique des vagues. Ce blog c’est mon chez-moi, mon corps utopique à moi, qui suit mes vagues transitoires.

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