J’ai lu ce roman en décembre, suite à ma lecture de Didier Eribon et de son formidable Retour à Reims. Evidence, puisqu’Edouard Louis a eu l’impulsion de l’écrire juste après avoir lu cet essai. Comme je le comprends…
Je ne me suis pas précipitée pour parler de cette lecture sur les réseaux sociaux, et je pense ne pas la partager ailleurs qu’ici, par fatigue à l’avance des discussions qu’elle pourrait engendrer. En effet, la majorité des commentaires, sur Facebook, suite à ma chronique de Retour à Reims, me mettait en garde : mieux valait lire Annie Ernaux qu’Edouard Louis si je voulais poursuivre ma réflexion sur le sujet. Les mots étaient assez vifs pour décrier Edouard Louis, apparemment trop dur avec sa famille, en opposition avec la tendresse que l’on ressent chez Annie Ernaux pour son milieu d’origine, en dépit de l’analyse critique qu’elle en fait. C’était sûr, d’après beaucoup de gens : j’allais préférer Ernaux à Louis.
Preuve faite que personne ne connait personne, en dehors de ses amis proches.
D’abord, opposer Louis à Ernaux ne me paraît pas logique : ils parlent de la même chose, démontent les mêmes ressorts sociologiques, en lien avec leur propre vie. Les différences sont grandes, notamment dans le style, mais l’essentielle est que l’une est née en 1940, l’autre en 1992. Ils parlent donc d’époques différentes. J’ai ressenti un intérêt beaucoup plus vif pour ce que raconte Edouard Louis, peut-être parce que l’une a plus de 30 ans de plus que moi, et que l’autre n’a « que » 20 ans de moins. En 20 ans, il me semble que les choses ont peu changé, et le monde d’Edouard Louis (les années 90 et 2000) est beaucoup plus proche du mien (années 70 et 80) que celui d’Annie Ernaux (années 40 à 60), dont la couleur nostalgique d’après-guerre rend la violence de classe plus acceptable, peut-être, chez certains.
Une critique, virulente, revient souvent à l’encontre d’Edouard Louis : il manquerait de tendresse envers son milieu. C’est assez « amusant » d’entendre exactement la même chose à l’encontre de Riad Sattouf et son Arabe du futur (Sattouf est exactement de ma génération, quant à lui). Je l’avoue, cette critique m’exaspère. Elle vient souvent de gens profondément bienveillants et solidaires, qui cherchent à être les plus compréhensifs possibles, surtout envers des personnes venant de milieux défavorisés. Que de bonnes intentions, je le conçois. Mais à quoi servent ces bonnes intentions quand elles participent à se boucher les oreilles et voiler les yeux face à une réalité sexiste, raciste, homophobe dramatiquement violente ? Des auteurs ont eu le courage de raconter leurs traumatismes d’enfants, le courage de raconter cette violence terrible, ces crimes impunis, cette exclusion, cette coercition, et qu’est-ce qu’on leur répond ? Vous devriez faire preuve de tendresse envers ces pauvres gens qui vous ont fait tant de mal ? Vous devriez rester proches de votre famille, quelle qu’elle soit ? Vous devriez ne pas cracher sur le milieu d’où vous venez ? Cette réaction démontre une très grande méconnaissance du vécu de ce qu’on appelle les « transfuges de classe », et elle me laisse pantoise si ces gens ont vraiment lu Eddy Bellegueule : n’ont-ils vraiment rien compris de ce qu’il raconte ? Par pitié, alors, lisez au moins Eribon….
Je comprends d’autant moins que la tendresse est là dans ces 2 oeuvres, envers les victimes du système qui est décortiqué. Chez Edouard Louis, je l’ai sentie envers sa soeur ou sa mère. Beaucoup moins envers les figures masculines, et pourquoi ? Oh wait, ne serait-on pas dans une société patriarcale, par hasard ? Que ce soit chez Sattouf ou chez Louis, la figure du père est passablement écornée, non sans analyse, non sans compréhension, mais c’est encore trop peu dirait-on. Pas touche au père. Si ce n’est avec beaucoup de soins, de pincettes, d’excuses… d’absolution ?
Sérieusement, vous n’en avez pas assez de vouloir excuser sans cesse ces violences patriarcales ? Quels qu’en soient les ressorts, religieux ou culturels, on s’en fiche, ça revient au même. Moi, si, j’en ai vraiment assez. Aussi, je trouve très intéressant, mais aussi très libérateur que des auteurs tels que Edouard Louis aient le courage de prendre la plume pour nous raconter la violence nue. Une violence moderne. Sans guerre ni images sépias. Crue, proche et colorée.
La violence à côté de chez vous.