L’entre-deux fêtes est l’occasion d’une pause facebookienne, et de méditer sur sa violence. Je ne cesse pas de constater à quel point un important contingent d’indvidus très sûrs d’eux sont prompts à tenter d’y intimider les autres, dans le but de les décourager et les réduire au silence. Consciemment ou pas, juste pour prendre la place, garder l’espace, ne pas céder le terrain, être là plus que tout le monde. Exister davantage. Gagner.
Les stratégies sont toujours les mêmes. C’est comme parler très fort pour couvrir la voix des autres, c’est comme couper la parole, passer entre deux personnes qui discutent pour qu’elles ne puissent plus se parler (ce que, dans la vraie vie des salons du livre, je subis parfois, muette de surprise… puis résignée, parfois même amusée tant c’est énorme, puis désarçonnée : serais-je vécue comme une menace réelle ?). Sur les réseaux, comme dans la vraie vie mais puissance dix mille, cela va se traduire par des affirmations péremptoires du style « tu as tort et j’ai raison », sans écoute des arguments opposés, parfois même sans réponse ; des accusations de mise en péril de la qualité de la langue française/ de la « bonne » littérature/du « bon » cinéma /de la « bonne» musique /du travail phénoménal et admirable que «l’autre» a l’aplomb d’oser discuter ; « tu fais beaucoup de mal à… » ; des sous-entendus ou des déclarations franches du style : « ta pensée est tellement commune/superficielle, et la mienne si rare, exceptionnelle et plus approfondie », « ce que moi j’apprécie a valeur de validation, ce que toi tu apprécies est suspect », « quels sont tes diplomes, au fait – si tu en as, bien entendu ? », « quelle vulgarité d’étaler ainsi ses diplomes/compétences/réussites », « la forme de ta réponse laisse à désirer/est purement rhétorique/illisible/manque d’exigence/empêche la discussion », « tu manques d’humour », « si tu as réussi c’est grâce à ton physique/ton sourire/tes beaux yeux, si on t’a choisie c’est pour une histoire de quotas », « on ne sait pas du tout pourquoi c’est toi qui as été choisie et pas lui », « quand je me mets en avant, c’est avec distance, esprit, ironie, élégance et pertinence, quand tu te mets en avant, c’est très vulgaire », « j’ai plus de légitimité que toi à donner mon avis, même si tu connais mieux le sujet »… Ces réponses à la moindre réussite ou au moindre avis un peu polémique, d’autant plus s’il est politique (chasse férocement gardée), sont si nombreuses sur fb qu’elles sont vécues comme une avalanche par ceux mais surtout celles qui osent sortir de l’ombre. Celui qui poste sa petite réflexion isolément n’a sans doute pas conscience qu’elle n’a pas le même poids que lors d’une discussion duelle, il n’a pas conscience de la force du nombre, écrasante, décourageante, qui met les nerfs et la confiance en soi à rude épreuve.
Les « autres », ce sont toujours les mêmes : une écrasante majorité de femmes, de préférence jeunes, et c’est encore mieux si elles sont noires/maghrébines/handicapées/issues de milieu défavorisé ou toute autre forme d’intersectionnalité. J’ai aussi vu des hommes humbles, souvent talentueux d’ailleurs, ou peu sûrs d’eux, subir la même violence, mais ils ne vivent pas le poids du patriarcat de la même façon. Les « uns » ? Une majorité d’hommes de plus de 25 ans. Blancs de préférence. Une part de ces « uns » sont des femmes arrivées au sommet ou sûres d’y arriver en singeant et en caressant dans le sens du poil les dominants, qui peut-être ainsi les coopteront (un indice : elles se font désigner par un terme masculin). Si ces individus sont cultivés, donc souvent issus de catégories socio-professionnelles élevées, ils sont encore plus offensifs et écrasants. S’ils occupent déjà une place élevée, idem (histoire qu’on ne la leur vole pas). Ce sont des hommes qui n’ont tellement pas d’expérience de ce qu’est la domination que beaucoup ne se rendent pas compte qu’ils l’exercent sur les autres, sûrs de leur bonne foi. Certains sont-ils de simplement élever le débat, de rétablir une forme de justice qu’ils ne perçoivent pas comme une forme d’ordre à ne pas déranger ; innocents sont-ils, si peu conscients de la violence avec laquelle celles qui sont élevées dans un système patriarcal depuis l’enfance reçoivent leurs avis péremptoires.
Il y a un grand réconfort à constater que de nombreuses résistantes ne se laissent pas du tout intimider. Par exemple, quand je vois une autrice accéder aux meilleures ventes de romans, j’ai juste envie de l’embrasser (d’autant plus si je sais qu’elle ne fait pas partie de ces femmes qui refusent la démasculinisation de la langue), parce que je sais qu’il lui a fallu briser un plafond de verre, et que cela demande un grand talent et une grande persévérance. Ne croyez pas que c’est plus facile en littérature jeunesse : si ce domaine est méprisé par l’élite et les médias, les ventes s’y portent tellement bien que depuis quelques années toujours plus d’hommes y jouent des coudes, en prétendant parfois en élever enfin le niveau.
Face à cette violence, personnellement j’oscille toujours, encore, entre le retrait facebookien (je suis forte autrement), et la persévérance (je reste présente, et ils ne gagneront pas). Mais c’est une lutte épuisante qui ronge l’esprit, quand pour « eux » c’est un jeu qu’ils oublient aussitôt facebook fermé. J’admire la nouvelle génération qui a une répartie drôle et incisive, beaucoup moins prête à se laisser écrabouiller que les générations précédentes, et qui semble prête à jouer, elle aussi, souvent avec une légèreté salvatrice et un humour fou. Elles ne lâchent pas, et cela fait grand plaisir. Il y a quelque chose de gagné, c’est certain. Moi non plus je ne lâche pas, croyez-le bien, mais je suis beaucoup plus efficace dans mes romans ou dans la vraie vie que sur facebook, où, je vous l’annonce, je compte bien abandonner le débat d’idées, parfaitement épuisant, dont l’un des buts non avoués est aussi de pomper l’énergie des « autres » pour qu’ils ou elles n’en aient plus pour les créations importantes. Cette année, résolution numéro 1 : garder mon énergie pour les choses importantes. Et persévérer, ne pas me taire, ne pas lâcher une once de terrain, mais ailleurs, et autrement : en créant, avec une exigence toujours plus grande.
PS : ce billet, par conséquent, ne sera pas publié sur fb.
PS 2 : C’est sans doute le bon moment pour vous annoncer la parution en février prochain de Renversante, à l’Ecole des Loisirs, court roman où j’ai imaginé que notre société était dominée par… les femmes. Brrrr… Une véritable dystopie (amusante) pour enfants ! Illustrée par la talentueuse Clothilde Delacroix.
Nancy
3 janvier 2019Triple merci, chère Florence, de la part de mes filles adolescentes et de moi-même, pour ce très bel article, puissant et vrai.
Je viens de le relayer sur mon blog.
Je te souhaite une créativité toujours plus grande en 2019 et de très beaux projets.
A bientôt.