(Article écrit en réaction à un projet de chiffrer les stéréotypes dans un panel de livres jeunesse)

L’une de mes nombreuses épiphanies féministes eut lieu il y a plus de 10 ans, grâce à une formidable conférence de la sociologue Christine Détrez, à Montpellier, pendant La Comédie du Livre. Elle avait entrepris de montrer combien certains ouvrages publiés en littérature jeunesse pouvaient être stéréotypés, dans un sens sexiste. Ca m’a fait un choc, parce que pour la première fois je me rendais compte à quel point certains livres englobés dans le grand fourre-tout appelé « Littérature Jeunesse »  pouvaient avoir une conséquence néfaste sur les jeunes lecteurs et les jeunes lectrices et sur la société en général. Indéniablement.

Précision importante : la sociologue décortiquait des documentaires ou bien des licences ou des albums très formatés (voir * en bas de cet article la typologie possible des ouvrages publiés en Littérature Jeunesse). Il est évident qu’elle ne « décortiquait » pas les oeuvres de Gilles Bachelet, Nadja, Timothée de Fombelle, Susie Morgenstern ou Anne-Laure Bondoux.

Vous ne voyez pas où je veux en venir ? Suivez-moi…

D’abord, un stéréotype, c’est quoi ?

Je crois important de démarrer avec cette définition. Un stéréotype, c’est une opinion toute faite réduisant des particularités qui existent. Or, attention, un ouvrage de littérature peut très bien contenir des personnages qui sont porteurs de ces particularités, puisqu’elles existent, sans que cette oeuvre soit le moins du monde stéréotypée. C’est l’erreur la plus souvent commise, quand on entend des cris d’orfraie parce qu’un personnage est raciste ou sexiste dans une oeuvre, ou porteur de particularités considérées comme racistes ou sexistes. Des filles qui pleurent souvent ou des garçons qui se battent souvent dans un roman ne font pas forcément d’un roman une oeuvre sexiste, par exemple. L’auteur ou l’autrice aura simplement voulu représenter ce qui existe, car cela existe. Ce roman ne sera stéréotypé que s’il lui manque la profondeur qui permettra d’aller au-delà de ces particularités qui réduisent un être humain.

Une définition possible du roman peut être intéressante aussi : un roman est une histoire singulière, dans des endroits singuliers, dans une époque donnée, d’un point de vue singulier. Pour les albums, c’est pareil.

Or, oui, la littérature pour la jeunesse comporte des ouvrages très stéréotypés

Ill existe en Littérature Jeunesse quantité d’ouvrages très stéréotypés, comme ceux analysés par Christine Détrez dans la conférence à laquelle j’ai assisté, auxquels il manque cette profondeur. Ces ouvrages présentent ces particularités réductrices comme étant des généralités tout à fait « normales », et malheureusement, parce qu’ils sont nombreux, ils véhiculent et perpétuent chez les jeunes lecteur·rice·s des représentations erronées. Ce sont ces représentations qui font souffrir celles et ceux qui ne se retrouvent jamais parmi elles (c’est-à-dire beaucoup de gens puisque seule la population dominante est représentée dans ces ouvrages, souvent en vue de plaire à un public le plus large possible), et ce sont ces représentations qui perpétuent chez celles et ceux qui s’y retrouvent l’idée qu’ils et elles doivent continuer d’y coller pour être heureux·ses… ce qui les rend  malheureuses, parce que nous bougeons tous et toutes constamment.

Il y a un lien évident entre ces stéréotypes dans les ouvrages, et le monde réel dans lequel nous vivons, c’est un va-et-vient permanent, les uns influant l’autre et inversement, auquel on échappe difficilement. Il faut en être conscient et on peut en critiquer la suprématie mais surtout pas censurer, surtout pas mettre au pilori, surtout pas condamner….

Pour autant, peut-on analyser avec ce filtre tous les ouvrages à destination de la jeunesse ?

A vue de nez, il me semble que les ouvrages les plus stéréotypés se trouvent parmi ceux qui sont « construits » par certaines maisons d’édition (voir * en bas de page). Il est certainement très intéressant d’analyser les stéréotypes dans ces ouvrages-ci (sans les censurer !) et de faire prendre conscience de leur hégémonie. Mais on ne peut pas analyser de la même façon la littérature jeunesse dans son ensemble.

Or, le souci vient du fait qu’on appelle « Littérature Jeunesse » absolument tout ce qui paraît à destination de la jeunesse.

Publié en France en 2011, ce titre a été traduit par « Ma vie de chienne ». Formidable roman !… qui provoqua bien sûr l’ire de certains bien-pensants. « »Lady » est une allégorie – parfois comique, parfois plus grave – sur la liberté, la responsabilité, la sexualité, sur l’existence en général.» (Melvin Burgess).

Actuellement est appelée « littérature jeunesse » aussi bien un documentaire sur la puberté à destination des pré-ados qu’une série d’albums pour tout-petits du genre « je sais aller sur le pot », que les romans de Marie-Aude Murail ou de Melvin Burgess ou de Malika Ferdjoukh, ou bien les albums de Bénédicte Guettier ou Edouard Manceau ou François place ou Tomi Ungerer.

C’est exactement comme si on appelait « littérature générale » aussi bien un livre documentaire sur l’andropause qu’un roman de Leila Slimani ou de Michel Houellebecq.

Bon, c’est comme ça, et c’est peut-être ce qui nous permet d’échapper à un trop grand élitisme. Mais puisqu’en jeunesse on met dans le même panier que les romans ou les albums tous les docu-fictions, les documentaires ou tout autre ouvrage scientifique et tout le reste auquel je ne pense pas, toute statistique globale sur les contenus serait vaine.

C’est pour cette raison que toute statistique serait inexploitable ou bien mal exploitée.

La profondeur d’une oeuvre ne peut pas se chiffrer

Dans le cas des romans et albums, oeuvres personnelles d’auteurs et d’autrices, les critères qui seraient pris en compte pour une étude sociologique sur les stéréotypes seraient très réducteurs car ils ne pourraient pas mesurer la profondeur de l’oeuvre, qui peut être d’une grande modernité et d’une grande ouverture tout en comportant bien des critères considérés comme stéréotypés à première vue.

Par exemple, je suis toujours très intéressée par les articles listant la proportion d’oeuvres qui échouent au test de Bechdel, car c’est éloquent concernant la sous-représentation des femmes dans les oeuvres. Mais ce test a ses limites car il ne dit rien de la qualité d’une oeuvre, ni de l’éventuel caractère sexiste de cette oeuvre. Pourtant le raccourci est fait très, très souvent. D’autre part, si ce test est plus souvent cité pour les oeuvres cinématographiques (les blockbusters, surtout) que pour les oeuvres littéraires, c’est parce que la littérature est plus difficile à sérier, décortiquer, trier, classer. C’est aussi parce qu’on est nombreux·ses à penser que la priorité, avant toute autre chose, est de lui assurer une liberté totale.

Avoir confiance dans les oeuvres personnelles d’auteurs et d’autrices

Bon, liberté totale, j’exagère. Il est évident qu’on ne va pas proposer à des enfants des oeuvres gore, pornographiques, ou qui prônent l’intolérance. J’ai confiance dans les auteurs et dans les autrices, mais aussi dans la plupart des éditeurs et des éditrices de romans et d’albums d’auteurs et d’autrices, qui ne vont pas publier n’importe quoi.

Concernant les stéréotypes, nous sommes tous et toutes formaté·e·s par la société, c’est certain, et personne ne peut se targuer d’échapper à des constructions et représentations stéréotypées. Les écrivains et les écrivaines, les éditeurs et les éditrices n’échappent pas à cette règle. Mais ils et elles n’ont pas la mission de créer un univers idéal dans leurs romans et albums. Et on peut leur faire confiance pour représenter dans leurs ouvrages la vie telle qu’elle est, dans toute sa vérité et dans toute sa variété, justement parce que c’est le rôle d’un écrivain ou d’une écrivaine. Ce ne sera pas complètement représentatif, c’est impossible car ce sera la vision personnelle d’un·e écrivain·e à partir de son vécu ou de ses observations personnelles ; ce ne sera pas une vie embellie car la mission d’un·e écrivain·e n’est pas d’embellir la vie… Donc cela échouera à 90% de tous les tests anti-stéréotypes qu’on pourrait imaginer à partir de données qu’on en extirperait. 

On peut aussi faire confiance aux lecteurs et lectrices. Il est rare qu’un enfant ou adolescent ou jeune adulte ne se voit proposer ou ne tombe que sur un seul type de livres. A l’école, chez lui, chez d’autres gens, il ou elle finira forcément par tomber sur des ouvrages moins formatés, voire carrément subversifs. L’important, c’est que ces oeuvres-là aussi continuent de pouvoir exister. Et elles ne le pourront que si on laisse toute liberté à toutes les oeuvres d’exister, formatées ou non.

La vie infuse dans les romans et albums. Et si les romans et albums ont une influence sur nos vies, c’est en en dévoilant des facettes souvent cachées et singulières qui sont pourtant souvent universelles, et non en présentant une vision idéale de cette vie, ou parfaitement représentative en terme de quotas.

Tout chiffre, tout état des lieux, toute donnée pourraient être dangereusement utilisées à des fins moralistes ou didactiques, et ce serait ce qui pourrait arriver de pire à la littérature jeunesse.

En conclusion…

Des conférences ou des débats menés par des sociologues ou des spécialistes qui ont une réflexion murie et poussée sur ce qu’est la littérature jeunesse, cela peut être formidable pour prendre conscience des stéréotypes dans certains ouvrages, et de leurs effets néfastes lorsqu’ils sont produits en masse. Cela pourrait avec profit être proposé dans un dispositif de formation à destination des éditeurs, éditrices, auteurs et autrices… sans que cela tourne à l’atelier d’écriture non-sexiste avec des conseils qui ne pourraient qu’être aberrants, au vu de tout ce que je viens d’expliquer.

Lutter pour une diversité, une même chance de publications, et une égalité dans la promotion et la médiatisation des auteurs et des autrices quels que soient leur genre, couleur de peau, etc… est un préalable essentiel car c’est le gage d’une richesse et d’une diversité de points de vue, de vécu, et donc de chasse aux stéréotypes.

Lutter pour que les jeunes héroïnes populaires des romans classiques de littérature générale aient les mêmes chances que les jeunes héros d’être valorisées par les spécialistes et critiques serait une façon de ne pas culpabiliser essentiellement les auteurs et les autrices dans leurs pratiques, et de les aider à ne pas coller inconsciemment à des attentes sexistes dépassées (qui connait Vinca du Blé en herbe, Fanchon de La Petit Fadette, Cécile de Bonjour Tristesse ? A contrario on connaît bien Vendredi, Meaulnes, Holden Caulfield, etc…).

Ces préoccupations essentielles associées à une meilleure écoute du public de cette littérature jeunesse, élevé à l’ère de metoo et donc beaucoup plus ouvert que leurs aînés, et une meilleure écoute de celles et ceux qui sont sur le terrain avec ce public (enseignants, bibliothécaires, auteurs…) serait une idée merveilleuse pour créer un prix prestigieux, comme il en existe tant qui n’ont hélas pas la faveur des médias – des prix fondés sur la sélection de professionnels sur le terrain puis sur le vote des jeunes, prix pourtant formidablement méprisés par les grands médias même quand ils sont nationaux (on peut aussi prendre exemple sur le prix Nobel alternatif de littérature soumis au vote populaire…).

(Derrière tous ces points se nichent plusieurs intersectionnalités : le mépris de la jeunesse, très fort en France, que les filles vivent de façon différente des garçons – pas le même mépris, disons ; le mépris de tous ceux et toutes celles qui travaillent avec et pour cette jeunesse ; et le mépris général de celles et ceux qui sont sur le terrain versus celles et ceux qui tirent les ficelles du pouvoir, des richesses et des médias).

A contrario, des statistiques sur l’ensemble de la production en littérature jeunesse ne voudraient rien dire ou pourraient être mal exploités. Aussi faut-il absolument se méfier de cette tentation du chiffre, en littérature, qui pourrait mener vers des raccourcis trop faciles, or on sait ô combien l’époque en est à la simplification et aux conclusions trop hâtives. Etant donné la variété des champs à explorer pour lutter contre les stéréotypes en littérature jeunesse, étant donné que cette lutte doit être l’affaire de tous et toutes, éditeurs, éditrices, auteurs, autrices certes mais aussi enseignant·e·s, bibliothécaires, libraires, journalistes, spécialistes, organisateurs·rices de salons du livre, membres de jurys littéraires, je suis certaine qu’on peut aisément éviter de passer par des chiffres insensés uniquement destinés à créer un électrochoc. Si  ces chiffres sortent et si électrochoc il y a, puisse-t-il servir autant la lutte contre les stéréotypes que la littérature, c’est mon voeu le plus cher. Et c’est la note la plus optimiste avec laquelle je peux clore cet article…

 

* Typologie des ouvrages publiés sous l’étiquette « Littérature Jeunesse »

On peut distinguer 3 cas : 

1) l’oeuvre d’un·e auteur·rice indépendant·e, née d’une idée personnelle. Forcément cela peut donner de tout : de bons ou de mauvais livres, de vraies oeuvres profondes ou des flops complets. De la bonne, ou de la mauvaise littérature. C’est ça, la liberté ! 

2) L’ouvrage a été écrit par des salarié·e·s d’une maison d’édition, alors qualifié·e·s d’auteur·rice·s. Dans ce cas, c’est souvent hyper formaté dans le but de plaire au plus grand nombre. C’est un produit plus que de la littérature, et c’est dans cette catégorie qu’on trouve le plus d’ouvrages stéréotypés.

3) Les commandes faites à un·e auteur·rice indépendant·e.

Trois sous cas :

a) Les commandes indigentes à tout point de vue. Je prends pour exemple une proposition que m’a faite un jour une maison d’édition : écrire une série de livres à partir d’une bible très précise, et très formatée, très stéréotypée – c’était en plus payé une misère. Difficile de faire une oeuvre personnelle, avec un tel postulat. Mais un·e auteur·rice très doué·e peut réussir à utiliser ou contourner la contrainte de façon géniale et faire une belle oeuvre, s’il ou elle parvient à prendre le temps pour cela, avec trois sous en poche… (message personnel : refusons tous et toutes ce type de propositions !)

b) Les licences. Une bible et un univers précis à respecter. On peut sans doute aussi en tirer quelque chose de personnel, à la condition d’avoir beaucoup de talent… 

c) Les commandes pour « coller » à une collection, avec contrainte amusante ou enthousiasmante ou inspirante (« la contrainte libère » disait Pérec). Généralement dans ces cas-là la liberté est plus grande qu’il n’y paraît, et cela peut  produire d’excellentes oeuvres personnelles.

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