Partout dans la ville, on ne voit ces temps-ci qu’un seul homme. Deux grandes marques utilisent son image pour des campagnes de pub monumentales. Ce qui est très drôle, c’est que les deux slogans jouent sur le temps qui passe, et semblent se répondre – au risque de dénaturer le propos initial.
Je sens confusément qu’on essaie de me vendre quelque chose dans les deux cas, mais j’avoue être, certainement comme toute femme normalement constituée, surtout complètement magnétisée par la beauté de la première photo (je parle bien de photo et non d’homme, on verra que ce sont deux choses très différentes) :
On me parle d’éternel masculin. Je me permets d’y rêver plusieurs secondes (j’aurais juste préféré qu’on lui laisse sa cigarette entre les doigts, mais sans doute donnait-elle trop l’idée de consumation). C’est bon, l’éternité. J’y crois. Merci Dior. Jusqu’à ce que, quelques mètres plus loin, tous mes rêves s’écroulent, dégringolent, manquent me faire pleurer de déception, lorsque je tombe sur cela :
Patatras. Ou comment une pub en dénature une autre, parce que son message sur le temps est tout autre. Avant, il était Alain Delon. Celui de la jeunesse éternelle ? Mais alors pourquoi est-il soudain vieux ? De quel Alain Delon parle-t-on ? Comprends plus rien.
En réalité, ces deux publicités, même si elles nous parlent toutes deux d’images, avec le même sujet regardé en des temps éloignés l’un de l’autre, ont un message très différent. Dior veut nous faire rêver, et utilise pour parler d’éternité une image figée dans un temps relativement lointain. Nous nous interrogeons sur ce que voyaient ces jeunes yeux, qui d’ailleurs ne nous regardent pas. Le sujet regardant n’est pas pris à partie, il est juste sommé de regarder, d’admirer, et de plonger dans les mêmes rêves de désir que sont censés nous apporter les effluves du parfum. Tout est fantasme.
De nombreuses années plus tard, le même sujet regardé nous regarde, droit dans les yeux, et nous dit : je suis comme vous, je ne suis pas un dieu même si je vis super longtemps, j’ai besoin de lunettes. Cette fois on casse volontairement un mythe, un rêve, pour nous parler de présent fonctionnel. En somme, vous voulez bien voir (bien regarder cet homme à tous les âges ? On plonge dans l’abyme), alors utilisez nos lunettes, maintenant. Il est toujours question d’éternité, mais dans une société qui n’a pas encore réussi à ne pas faire vieillir ses citoyens, même s’ils auront sans doute une durée de vie exceptionnelle. Aussi, nous avons besoin d’accessoires, pour singer la jeunesse. Des lunettes, donc, et en plus, avec style. Même vieux, vous serez presque beaux, et presque jeunes. Ok, pas aussi beaux ni aussi jeunes que l’homme de Dior, mais soyons sérieux et lucides (après tout il est question de bien voir), au moins deux minutes, pas vrai ? D’ailleurs on nous dit : avec ces lunettes, il n’est plus Alain Delon, il est quelqu’un d’autre. L’intéressé lui-même, dans son superbe orgueil, a-t-il perçu toute la subtilité de ce message ? Il parie, avec la complicité de la marque, sur le fait que son image actuelle est assez forte pour que le slogan fonctionne. Or, cela ne fonctionne pas, surtout quand la pub de Dior la côtoie de près. Alain Delon est bien mort, l’éternel Delon est la photo utilisée par Dior (une image figée – une beauté immortalisée, immortelle quoique défunte – et on touche là au vrai sens de l’immortalité humaine, celle que cherchait Achille dans l’Illiade) ; l’homme d’apparence vieille (avec lunettes) n’est qu’un homme comme un autre, destiné à mourir une seconde fois (peut-être, les progrès de la science étant fulgurants). Les deux marques tirent leur épingle du jeu : leur objectif est atteint, quelle que soit l’interprétation qu’on en fasse. On ne peut qu’admirer le talent des publicitaires. Mais pas sûr que le Delon actuel, même s’il a amassé sans doute beaucoup d’argent, ait réussi à maîtriser son image… actuelle. On ne plaisante pas avec l’éternité.
Ces deux panneaux publicitaires, à quelques mètres à peine l’un de l’autre, m’ont frappée car je continue à réfléchir à l’immortalité et la jeunesse éternelle, après avoir écrit mon roman SF pour ados sur le sujet. Cela continue à m’interroger, au point que je compte bien écrire autre chose à ce sujet, pour les plus jeunes. L’éternité est un sujet de réflexion sans fin (ah ah).
Je ne cesse de penser à Ulysse, qui sept ans durant, refusa l’immortalité et la jeunesse éternelle à Calypso qui désirait le retenir. Ulysse ne désirait qu’une chose : retourner chez lui, auprès de sa femme et de ses enfants. Sage philosophie. Un jour, l’Odyssée disparaîtra des programmes de l’Education Nationale, car ce message ne sera plus en adéquation avec le principe général. Ce sera un message dangereux, ou seulement applicable aux masses qui seront amenées, elles, à disparaître et s’éteindre. L’Odyssée sera finalement plutôt, peut-être, érigée en principe de sagesse pour le peuple, pendant que les puissants éternels en riront. Oui, oui, oui, c’est possible : manipulation des masses par l’Odyssée. Pas bête. Et dans ce monde cynique, atrocement possible. Je crois que je tiens mon prochain sujet de roman…
Laura Millaud
9 janvier 2012Ah ! Il en fait couler de l’encre cet Alain Delon ! 🙂 Pour la 1ere pub, la photo est belle … l’homme aussi ! 🙂 Mais en effet, on ne peut que s’apercevoir qu’il vieillit comme nous ! Zut alors ! 🙂
florence
9 janvier 2012Ce n’était pas vraiment mon propos, mais merci pour la réaction.