Lors de mes discussions en duo ou petit comité, ou bien – avec un effet de loupe écrasant – sur les réseaux sociaux, je me heurte régulièrement à un soupçon qui me déstabilise beaucoup. Ce soupçon est celui-ci : je ne parlerais que pour moi-même, pire pour ma propre défense, et non avec une visée plus générale. Cela arrive le plus souvent lorsque j’ose avancer des arguments féministes. Puisque je suis une femme, si je suis féministe ce serait parce que j’ai dans ma privée de gros, gros soucis avec les hommes, et lorsque je réponds que non, pas vraiment, que ce n’est pas d’ailleurs pas le propos, on me rétorque : alors pourquoi se plaindre ? Beaucoup de personnes ne parviennent ou ne veulent pas admettre que l’on puisse tenir un discours intellectuel ou humaniste global… sans être dans la plainte.
Peut-être parce que nous sommes dans une ère de la plainte.

Le féminisme n’est qu’un exemple éloquent, mais cela vaut pour tous les sujets. Lorsque j’évoque le racisme, qui me révolte tout autant que le sexisme, comme j’ai le temps mat et que je suis brune, 80 % des gens pensent que je suis maghrébine (alors que je suis lorraine et que si j’ai des origines moins franchouillardes elles ne sont pas visibles dans mon arbre généalogique officiel) et les voilà rassurés : voilà pourquoi je me sentirais si touchée. D’emblée on me prête un objectif très personnel. Il est toujours personnel, oui, mais en tant qu’être humain. Je suis féministe non pas en tant que femme qui en souffre, tout comme je suis antiraciste sans souffrir personnellement du racisme.

Je trouve violent que l’on me confisque ainsi régulièrement des pensées globales. On me refuse alors le droit de penser, en me soupçonnant uniquement de vouloir panser, et pire, de vouloir me panser moi-même. Ce soupçon clôt et empêche invariablement toute discussion.

Écrire des romans permet d’avoir cette visée plus globale sans ressentir à un seul moment ce soupçon dévastateur qui forclot. La liberté est grande, le sentiment d’appartenir au monde, possible. Et il est important pour moi de ne pas générer ce soupçon qui serait : « l’auteure parle-t-elle principalement d’elle, en fait, dans ce roman ? ». Bien sûr on parle toujours de soi, puisqu’on met en scène des humains comme soi, et il peut arriver qu’on me demande, après la parution du roman : « Si vous avez écrit sur ce sujet, c’est qu’il vous touche particulièrement ? », mais jamais la discussion ne sera close sans que je puisse expliquer ma vision globale des choses, qui de toute façon transparaitra, si je l’ai bien écrit, dans mon roman.

C’est un vrai baume.

Bien sûr j’utilise le mot « soupçon » à dessein. Je pense bien sûr à un autre soupçon, de nature quasiment inverse, relevé par Nathalie Sarraute en son temps.

Un soupçon pèse sur les personnages de roman. Le lecteur et l’auteur en sont arrivés à éprouver une méfiance mutuelle. Depuis Proust, Joyce et Freud le lecteur en sait trop long sur la vie psychologique. Il a tendance à croire qu’elle ne peut plus être révélée, comme au temps de Balzac, par les personnages que lui propose l’imagination de l’auteur. Il leur préfère le « fait vrai ». Le romancier, en revanche, est persuadé qu’un penchant naturel pousse le lecteur à trouver, dans un roman, des « types », des caractères, au lieu de s’intéresser surtout à cette matière psychologique anonyme sur laquelle se concentrent aujourd’hui les recherches de l’auteur. Aussi celui-ci s’acharne-t-il à supprimer les points de repère, à « dépersonnaliser » ses héros.

Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon

Je cherche la voie entre ces deux formes de soupçon. J’aime l’écriture balzacienne et « le fait vrai » a sans doute été (mal) surexploité. Les personnages de romans sont pour la plupart, surtout en littérature dite jeunesse, sortis du degré zéro du Nouveau Roman, ils ont un passé, une famille et une histoire. L’impasse n’est pour autant pas faite sur les relations interpersonnelles, au contraire. Les personnages de romans d’aujourd’hui, en bons héritiers du Nouveau Roman, peuvent se passer de description physique, n’exister que par leur parole, leur lien avec le monde, leur flux de conscience… mais dans un univers de fiction qui peut être complexe voire touffu plus proche du roman traditionnel que du minimalisme. Serions-nous bien dans une sorte de mixité entre le roman traditionnel et le Nouveau Roman ? Je n’ai pas assez de connaissance universitaire pour répondre à cela.

Quoi qu’il en soit mon attention et mon intention personnelles sont tournées vers cette quête, et je ne saurais dire si elle fait partie d’une tendance générale : trouver comment plonger le lecteur dans une histoire sans lui instiller ce soupçon-ci : « ce personnage ne serait donc qu’un « type » exemplaire, à visée quasiment pédagogique ? » ; ou bien cet autre soupçon : « ce personnage est-il un double de l’auteure ? » ; ou encore ce soupçon bien pire qui annihile toute pensée : « l’auteure cherche-t-elle à se plaindre au travers de ce roman ? »

Car je me sens très rassérénée lorsque l’on m’oublie, moi, au profit de ce que je raconte.

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