Le « feuilleton » de Florange, dont on entend parler quasi-quotidiennement depuis un moment, fait vibrer une corde sensible en moi. C’est que, même si c’est quelque chose que j’ai laissé derrière, tout derrière, depuis longtemps, je viens tout de même de là. Plus précisément d’Uckange, comme toutes ces communes en -ange. S’y trouve la petite maison où mes grands-parents paternels ont vécu leur vie entière. La maison est posée tout au bord d’une route longue où les voitures ne ralentissent jamais, et le long de laquelle on voit le haut fourneau à coulée continue abandonné en 1991.
Ces hauts fourneaux, ça a été toute la vie de mon grand-père, et donc de ma grand-mère. Je ne les connaissais que peu, ne les ai pas vus beaucoup, ainsi que toute ma famille paternelle, pour tout un tas de mauvaises raisons, légitimes ou non.
Il paraît que j’y ai même vécu un peu au début de ma vie, à Uckange. J’y suis retournée quelquefois, enfant, puis dès que j’ai pu choisir j’ai évité ça soigneusement, parce que je ne trouvais rien de beau, là-bas, et puis il faisait froid. J’étais devenue très vite une fille du sud, adepte des plages, du soleil, des paysages lumineux.
J’ai un souvenir, mais je me demande s’il peut être vrai, c’était lorsque les hauts fourneaux fonctionnaient encore, je devais avoir huit ans, quelque chose comme ça, on revenait de promenade et on trouvait de fines paillettes d’acier dans nos cheveux. Cela brillait et je trouvais ça beau, la seule chose que je trouvais belle. Mais cela peut-il être vrai ? Je l’ignore. Des paillettes d’acier pouvaient-elles être rejetées dans l’air ?
C’est un monde qui n’est plus le mien depuis longtemps, dont je me suis éloignée d’abord de façon involontaire, puis volontairement, peut-être un peu lâchement, peut-être par nécessité, c’est un monde mort plusieurs fois, quand je l’ai quitté, quand le haut-fourneau a fermé, quand mon grand-père est mort, c’est un monde qui n’en finit pas de mourir, aux vestiges rouillés, muets, aux tuyaux comme des membres gauches et désarticulés, aux cheminées vaines, fenêtres devenues aveugles, mais c’est un monde qui a la densité de toute une vie, de plusieurs vies, même si je ne les connais que peu, même si je les ai longtemps rejetées, elles vivent en moi et je les continue, c’est un monde qui porte un visage.
florence
9 décembre 2012Merci beaucoup, cher Thomas, pour ce partage… aux idées que je partage. Que l’on transforme ces lieux en univers poétiques est effectivement très troublant. L’image de l’acouphène me paraît juste.
Thomas
9 décembre 2012Je connais ces villes en -ange pour y avoir vécu, étudié ou travaillé. D’ailleurs, il n’y a pas que les villes en -ange, en France et dans les Ardennes belges, mais aussi leurs soeurs, les villes en -ingen en Allemagne, et les villes en -eng au Luxembourg. Sans compter leurs cousines, les villes en -torf et -troff germanisées par Bismark et Guillaume. Toutes ou presque ont un passé industriel riche, intimement lié au fer, au charbon et à l’acier.
Entre la Belgique et le Luxembourg, dans le train qui me conduisait au travail, j’entendais les noms de ces villes-anges égrainés au rythme des passages en gare.
Près de Sarrebruck où j’ai fait mes études pendant près de trois ans se trouve la ville de Völklingen, en -ingen, donc. Cette ville s’est construite autour de ses corons et surtout de son usine sidérurgique, qui produisit de la fonte jusqu’en 1984. Notons que la date n’est pas anodine et qu’elle coïncide avec l’époque de la lutte des mineurs britanniques contre l’euthanasie de leurs usines et de leurs corons.
L’usine sidérurgique de Völklingen a été transformée en musée, et, bien qu’elle se dresse là, entre les deux énormes terrils qu’elle a engendrés, mettant à nu ses hauts fourneaux éteints et ses culottes de cheval, elle est éclairée de nuit en bleu, en rose, en jaune et elle est offerte comme un « univers d’évasion, au charme étrange qui interpelle le visiteur » (sic). A-t-on oublié le travail ahurissant des ouvriers de la métallurgie ? A-t-on oublié les conditions terribles du travail dans un vacarme assourdissant, dans l’air brûlant sifflant entre les hauts-fourneaux, presque en enfer, où s’exténuaient les hommes pour la gloire de quelques familles des classes dirigeantes ? La sidérurgie a-t-elle été classée au patrimoine mondial de l’humanité pour ses jolies couleurs bariolés où pour son rôle déterminant dans la révolution industrielle, qui, au prix d’un travail acharné, a propulsé l’Allemagne et l’Europe entière au rang actuel des pays les plus avancés ?
En tant qu’ingénieur métallurgiste, je visite ces lieux comme on se rend dans les ruines des cités romaines, pour s’extasier d’un passé glorieux ou pour se faire une idée.
La fermeture programmée de Florange sonne comme une menace, comme une sorte d’acouphène dont on n’arrive jamais à se débarrasser.