J’aime quand écrire me plonge dans des gouffres dont j’ai du mal à m’extirper ensuite (je suis en pleine remontée), et j’aime quand la lecture me plonge dans d’autres couloirs de ces gouffres, habités par d’autres esprits.

Cela peut arriver aussi bien avec des essais qu’avec des romans. Un bon essai peut m’emporter aussi bien qu’un roman, et ce fut le cas avec la magistrale Colère noire de Ta-Nehisi Coates.

«  Quand j’y repense, je me rends compte que je recevais le même message de partout. En ce temps-là parmi mes amis, il y avait beaucoup de gens en lien avec des mondes différents. « Fais de ta race une fierté », disaient les anciens. A l’époque, j’avais très bien compris que je ne faisais pas tant partie d’une « race » biologique que d’un ensemble de gens, et que ces gens n’étaient pas noirs à cause d’une couleur ou d’une caractéristique physique. Ils étaient liés parce que tous subissaient le fardeau du Rêve, ils étaient liés par toutes ces belles choses, une langue et des manières de parler, une nourriture et une musique, une littérature et une philosophie, une expression commune, en somme, qu’ils façonnaient comme des joyaux sous le poids du Rêve. »

Le Rêve, tel que défini par l’auteur est un peu le fil rouge de l’ouvrage, et ce qui m’a le plus frappée. Le Rêve américain certes mais aussi le Rêve blanc. Les humains dominants aiment tant rêver au détriment des dominés… Cet essai est magistral autant par son propos que par son style, l’écriture est belle, ciselée, métaphorique et précise aux bons moments. Il est à noter que la profonde humanité de l’auteur n’en oublie pas la moitié féminine, la prenant toujours en compte, avec l’honnêteté d’admettre qu’il ne peut se rendre tout à fait compte de ce que vivent les femmes noires. C’est exactement là qu’est le drame : l’impossibilité de l’être humain de se rendre compte de ce que vit précisément un autre être humain, surtout dans ses difficultés. Un essai tel que celui-ci permet de pallier à cette limite humaine. Il nous ouvre un monde de compréhension et d’empathie, avec une intelligence et une finesse hors du commun.

Puis j’ai lu enfin un roman jeunesse qui m’a scotchée (ça faisait longtemps, et j’en lis beaucoup comme vous savez). Il s’agit de Flora Banks, d’Emily Barr (merci à Casterman pour le cadeau !).

Pourtant, au début, je n’étais pas du tout acquise, à cause de la pauvreté du langage et du style, et le début très fleur bleue. Mais tous ces éléments, du langage assez enfantin à la fixette amoureuse, se justifient par la suite, et se démontent au fur et à mesure au fil de twists réjouissants et percutants. J’ai surtout été bluffée par la capacité de l’autrice de s’emparer de et de transformer avec brio une idée très casse-gueule, disons-le : le handicap de la narratrice consiste à n’avoir une mémoire immédiate que de 2 heures. Imaginez donc un roman où on est dans la tête d’une héroïne qui oublie systématiquement ce qu’elle vient de vous raconter trois pages avant ! Eh bien n’imaginez plus, lisez Flora Banks, et vous serez très étonné·e·s de constater à quel point ce n’est pas répétitif, et au contraire prenant et passionnant. Mention spéciale pour les lieux choisis, que je ne nomme pas pour ne pas divulgâcher l’histoire, mais personnellement je rêve encore de ces paysages… Comment l’autrice a-t-elle réussi, avec un style si simple, à m’emporter, me faire rêver, me faire réfléchir autant ? C’est tout le talent de ces auteurs·trices jeunesse, qui à la fois se penchent vers leurs lecteurs et lectrices, entrent là où ils sont (ce qui n’est pas possible en voulant écrire comme certains auteurs et autrices pour adultes), et leur saisit la main pour les emporter bien plus haut, bien plus loin, avec le seul support de la narration et de la structure de l’histoire. Ce roman si peu stylé, et pourtant si bien mené, au propos si profond, confirme mon intuition qu’on ne peut et qu’on ne doit pas juger un roman jeunesse avec les mêmes critères qu’un roman de littérature générale. En tout cas, pas toujours.

« A l’intérieur de ma tête, c’est le chaos. C’est un incendie. C’est une tempête de neige. C’est la jungle. C’est le désert arctique. C’est à la fois tout ce qui s’est produit et tout ce qui ne se produira jamais. Le temps est un élément aléatoire. C’est la chose qui nous fait vieillir. Les humains s’en servent pour organiser le monde. Ils ont inventé un système pour essayer de mettre en ordre le hasard. Tous les êtres humains, tous sauf moi, vivent leur vie découpée en heures, en minutes, en jours et en secondes, mais choses ne sont rien. L’univers rigolerait bien de nos tentatives pour l’organiser, si seulement il daignait s’y intéresser. Le temps est ce qui fait flétrit et pourrir nos corps. Voilà pourquoi ils ont peur de lui. Mais moi, ça ne m’atteint pas : je sais que je ne vieillirais jamais. »

Voilà c’était le 102e article de ce blog rapportant mes bonnes lectures ! Je retourne quant à moi au retravail fin du tome 3 de mon Grand Saut, dont j’appelle une fois de plus la poignée de lecteurs et lectrices qui a trouvé le tome 1 trop fleur bleue ou trop convenu (exactement comme le début de Flora Banks, tiens !), à lire le tome 2 pour se rendre compte à quel point ce début était voulu, correspondant à une réalité de cet âge, pour mieux la retourner ensuite. Dans le tome 3, certains personnages m’étonnent moi-même, c’est dire ! (Ah, sacré Paul… Vous verrez…)

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