Aujourd’hui c’était ici :

 

D’où on voyait cela :

 

(cher Paul Cézanne, qu’en pensez-vous pour la suite : focalisation externe ou interne ? – question qui a occupé ma randonnée. Écrire c’est souvent comme être amoureuse, toutes les pensées occupées, tous les lieux habités).

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Du 2 octobre au 14 juillet, pas une fois je ne m’interrogeai sur l’emploi d’un jeudi, d’un dimanche : il m’était enjoint de partir à l’aube, hiver comme été, pour ne rentrer qu’à la nuit. (…) J’enfilais une vieille robe, des espadrilles, et j’emportais dans un cabas quelques bananes et des brioches. Il m’arriva d’abattre plus de quarante kilomètres. Je ratissai systématiquement la région. Je montai sur tous les sommets : le Garlaban, le mont Aurélien, Sainte-Victoire, le Pilon du Roi ; je descendis dans toutes les calanques, j’explorai les vallées, les gorges, les défilés. Parmi les pierres aveuglantes où ne s’indiquait pas le moindre sentier j’allais, épiant les flèches – bleues, vertes, rouges, jaunes – qui me conduisaient je ne savais où ; parfois je les perdais, je les cherchais, tournant en rond, battant les buissons aux arômes aigus, m’écorchant à des plantes encore neuves pour moi : les cistes résineux, les genévriers, les chênes verts, les asphodèles jaunes et blancs.

Je suivis au bord de la mer tous les chemins douaniers ; au pied des falaises, le long de côtes tourmentées, la méditerranée n’avait pas cette langueur sucrée qui, ailleurs, m’écoeura souvent ; dans la gloire des matins, elle battait avec violence les promontoires d’un blanc éblouissant, et j’avais l’impression que si j’y plongeais la main, elle me trancherait les doigts. (…) Comme en Espagne, la curiosité ne me laissait pas de répit. De chaque point de vue, de chaque combe, j’escomptais une révélation, et toujours la beauté du paysage surpassait mes souvenirs et mon attente. Je retrouvai, tenace, la mission d’arracher les choses à leur nuit. (…)

Que j’aimais, encore engourdie de sommeil, traverser la ville où s’attardait la nuit et voir naître l’aube au-dessus d’une bourgade inconnue ! Je dormais à midi dans l’odeur des genêts et des pins ; je m’accrochais aux flancs des collines, je me faufilais à travers les garrigues, et les choses venaient à ma rencontre, prévues, imprévisibles : jamais je ne me suis blasée sur le plaisir de voir un point, un trait inscrits sur une carte, ou trois lignes imprimées dans un guide, qui se changeaient en pierres, en arbres, en ciel, en eau.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge (© Gallimard)

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4 Commentaires
  • florence
    4 mars 2013

    En plus je ne pense pas qu’elle se vante, c’était vraiment une grande marcheuse et il est possible de parcourir 40 km en une journée à une vitesse de piéton. En effet j’aime bien l’écriture de Simone, j’ai lu toutes ses mémoires il y a 1 ou 2 ans et ce qu’elle raconte est souvent discutable en tout cas d’une rare honnêteté, et c’est passionnant. On oublie trop souvent qu’elle a reçu le prix Goncourt !

  • Sylvie Baussier
    4 mars 2013

    P’têt qu’elle se vante, la castorette, sur son kilométrage, mais y’a pas à dire, c’est beau… Et dire qu’elle se sentait inférieure – littérairement en tout cas – à Sartre!

  • florence
    4 mars 2013

    Ptête qu’elle s’était transformée en castor galopant !

  • Pascale M.
    4 mars 2013

    Plus de quarante km dans la journée, elle se vante pas un peu, la Simone ?