Ai enfin terminé hier Les Furtifs d’Alain Damasio (je dis « enfin » parce que quand même, il est long, ce roman, et trop volumineux pour être transporté à la plage !). Et ce fut une expérience de lecture à la fois inédite et dans un terrain bien connu de moi. J’ai eu ma période Deleuze, à le lire beaucoup ainsi que tous les ouvrages qu’il évoquait dans ses écrits et dans son abécédaire télévisé : Gerhasim Luca, le Bartleby de Melville, le Plume de Michaux, etc, et j’y ai absolument tout retrouvé, soit par des citations (Je préfèrerais ne pas, Sans possible j’étouffe…), soit en application narrative. Les concepts de ritournelle, de devenirs, de rencontres, de corps sans organe, de flux, etc, sont là et bien là, parfois métaphoriquement. Je ne sais plus si c’était par Deleuze que j’en étais venue à m’intéresser aux cartes de déplacements des enfants, mais ça ne m’étonnerait pas.

Ajoutons à ce contexte philosophique puissant une réflexion politique qui est loin de m’être étrangère, aussi : celle concernant les traces numériques exploitées par les grandes firmes, qui nous surveillent à tout moment, nous aliènent, nous individualisent, et nous rendent imperméables à toute nouveauté et à toute possibilite de changement. Le Pig Data bien nommé dans le roman !

Damasio imagine un futur où chaque ville appartient à l’une de ces firmes qui entreprend d’optimiser nos expériences de vie en utilisant nos goûts et attentes supposées via ce que nous en avons laissé accroire par nos pratiques présentes et passées, et bien sûr cette optimisation a un coût qui fragmente l’accès au territoire urbain. Un anneau, plus ou moins onéreux, permet un mode de vie serein et conforme à nos attentes, avec possibilité d’esquiver les publicités incessantes auxquelles sont soumis les plus pauvres. C’est loin d’être foufou comme vision. Hélas on y va, on y court.

Dans ce contexte à peine sciencefictionnesque, Damasio a l’intelligence, pour tenter une voie échappatoire, d’injecter une poésie folle, en la personne des furtifs, et par des procédés langagiers et scripturaux très enthousiasmants, ainsi qu’une histoire de relation parents-fille très, très belle. Mes passages préférés concernent le rapport père-fille, émouvants en diable, extrèmement bien écrits. J’ai moins aimé les passages purement politiques, auxquels j’adhère pourtant totalement, mais que j’ai trouvés un peu plaqués, moins subtils (mais seulement parce que, peut-être, le lien révolutionnaire que j’y vois avec le contexte philosophique est déjà trop évident pour moi, intégré depuis longtemps, du coup je l’ai vécu comme une redite, mais cela peut être un révélateur pour d’autres). J’aurais aussi aimé que ce soit un peu moins bavard par moments, mais le langage est tellement au coeur du roman que ce n’est pas vraiment un reproche possible. Je dois dire aussi que je n’avais pas le disque qui accompagne le livre, et que l’aspect musical m’aurait rendu ces passages moins longs (j’ai cependant assisté au concert lors du festival Les Beaux Jours de Marseille).

Ce sont les seuls bémols à cette oeuvre singulière et extrêmement créative et talentueuse, où chaque personnage, masculin ou féminin, adulte, enfant ou furtif est beau, fort, pertinent, au langage qui lui colle à la peau et au mental. Je n’oublierai pas de sitôt Tischka, Lorca, Sahar et Saskia…

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